Comment faire taire les journaux et bâillonner la liberté d'expression? Cela peut être un sujet de thèse. En Algérie, les gouvernants, qui veulent contrôler la presse et orienter son contenu, ont un argument d'apparence imparable. C'est l'argument commercial, même s'il est fallacieux et s'avère non fondé à l'épreuve des faits, comme nous allons le voir dans cet article. D'abord les faits : à l'exception du Quotidien d'Oran, les six journaux indépendants qui comptent dans le paysage médiatique algérien ont été sommés par les imprimeries d'Etat, qui assurent leur tirage, de régler «leurs dettes» avant dimanche à 16h. Des fax ont été envoyés aux rédactions jeudi. Sachant que vendredi est jour férié en Algérie et que les banques ne travaillent pas le samedi, on voit trop bien la marge de manoeuvre qui est laissée aux directions des journaux. Les titres concernés sont L'Expression, El Khabar, Liberté, le Soir d'Algérie, Er Raï et Le Matin. En réalité, cette décision n'est pas fortuite et n'a pas été prise par les imprimeries de leur propre chef. Elle a été prise à la suite de la réunion interministérielle qui s'est tenue mercredi dernier sous la présidence du Chef du gouvernement, et qui a regroupé les ministres de l'Intérieur, de la Justice, des Finances, de la Communication et de la Culture et les directeurs des quatre imprimeries d'Etat (les deux d'Alger, plus celles de Constantine et d'Oran). Essayons de voir cette affaire dans le détail: d'abord on remarque que sur le plan juridique, l'argument financier avancé pour justifier une telle mesure ne tient pas la route, puisque le contrat liant les imprimeries aux éditeurs stipule, comme cela se passe dans le monde, que ces derniers disposent d'un délai de deux mois pour régler leurs factures. Cette clause est tout à fait réaliste, sachant que les éditeurs eux-mêmes ne récupèrent les produits de la vente que plusieurs mois après la diffusion. Selon cette clause donc, on en est normalement à honorer les factures arrivées à échéance au 31 mai 2003. Par conséquent, les directeurs des imprimeries sont en train de violer les contrats qu'ils ont eux-mêmes signés. Exiger le paiement rubis sur l'ongle des factures arrivées à terme au 31 juillet 2003, cela revient à se déjuger et à renier ses engagements contractuels. En d'autres termes, l'argument commercial brandi pour justifier ces suspensions ne tient pas la route et ne saurait être accepté par au ribunal s'il venait à juger l'affaire. Il est clair dans ces conditions que des arrière-pensées politiques, voire bassement politiciennes se cachent derrière cette suspension déguisée sous des motifs commerciaux. Ses promoteurs ne visent rien moins qu'à tuer dans l'oeuf la révélation des affaires scabreuses éditées, entre autres, par El Khabar et Le Matin, et qui éclaboussent des personnalités influentes du régime. A la manière de Tartuffe qui avait exigé qu'on cache ce sein qu'il ne saurait voir, les princes qui nous gouvernent estiment qu'il y a prescription sur les affaires de corruption à partir du moment où la presse n'en fait pas état et que la température baisse lorsqu'on casse le thermomètre. C'est une façon de voir les choses et qui ne tient pas compte de cette disposition sacrée de la Constitution qui consacre le principe de la liberté de presse et d'expression. Par ailleurs, on est étonné de constater que L'Expression figure parmi les journaux sommés de régler leurs dettes. Notons que l'Anep détient plus de 4,5 milliards de centimes de créances de notre journal. Rappelons que l'Anep fait partie du groupe de presse GPC, dont relèvent les imprimeries d'Etat. Il est clair que notre jeune journal, qui a favorisé dès sa création l'information et qui est devenu au bout de seulement deux ans l'un des titres qui comptent en Algérie, est visé à cause de sa ligne éditoriale, même s'il a toujours tenu à garder un ton mesuré. Interrogé à ce propos, le directeur du journal L'Expression, Ahmed Fattani, a tenu à rappeler qu'il n'en est pas à sa première suspension, puisqu'il a déjà eu à subir les foudres de la censure du temps où il était à la tête du journal Liberté, dans les années 1990. «Ce n'est pas à 57 ans, déclare-t-il, que je vais renier mon attachement à la liberté de la presse.» On remarquera que depuis le mandat du Président Abdelaziz Bouteflika, c'est la première fois qu'une telle mesure de rétorsion est prise à l'encontre des journaux, alors que les affaires sont étalées à longueur d'année dans les colonnes des journaux. Est-ce à dire qu'on s'approche du début de la fin?