Les choses avançaient lentement, très lentement, en Tunisie jusqu'au jour de l'assassinat de Chokri Belaïd. Après, tout alla vite, très vite. Hamdi Jabali qui voulait former un gouvernement de technocrates, cherchant par là surtout à déposséder son propre parti des ministères de souveraineté, fut obligé, devant l'intransigeance d'Ennahda, à déposer sa démission et, lorsqu'on lui proposa de reconduire le nouveau gouvernement, il refusa par cohérence avec soi-même certes, mais aussi pour marquer la distance qu'il avait prise avec les radicaux de son parti dont il est pourtant le secrétaire général et le numéro deux. Le nom de son successeur ne tarda pas à être connu. L'ex-ministre de l'Intérieur, Ali Larayadh, figurait parmi les pressentis pour mener le nouveau gouvernement. Il fut proposé, présenté et accompagné par Ghannouchi au Palais de la présidence de la République. Malheureusement pour Ghannouchi et Ennahda, le fait de trouver successeur à Jebali ne suffit pas. L'idée de la neutralité des ministères de souveraineté défendue par Jebali avait déjà fait son chemin et séduit dans les rangs de l'opposition. Cette opposition qui avait lâché Jebali avait compris trop tard son erreur et décida de ne pas faire de concessions sur ce point. Larayadh était mal parti car disposant d'un capital d'antipathie largement partagé à cause de certains comportements et de certaines décisions lorsqu'il était à la tête du ministère de l'Intérieur. Il avait donc besoin de soutien pour débloquer la situation. Il avait besoin d'un coup de pouce face à cette opposition qui ne le laissa pas passer cette fois. Ce fut alors qu'une nouvelle tomba en provenance du ministère de l'Intérieur qu'il dirigeait. Elle visait surtout à démontrer l'efficacité du nouveau Premier ministre. C'est ainsi que l'on a appris que les assassins de Chokri Belaïd s'étaient enfuis avec une moto. Puis qu'un groupe avait été arrêté et comme cela ne donnait rien et que Larayadh n'arrivait pas à former son gouvernement, on annonça que le présumé coupable est connu et activement recherché. La vitesse où vont les choses peut finalement changer. Mais les résistances de l'opposition qui a dû comprendre cette fois le choix de Jabali et l'apprécier à sa juste valeur, demeuraient intactes. Pas de nouveau gouvernement tant qu'Ennahda garde la main sur ces ministères au rôle crucial pour la poursuite du processus démocratique. Comme pour manifester encore plus sa disponibilité à mieux faire les choses, Larayadh donna même des précisions supplémentaires concernant le présumé assassin. Il est de Jendouba, au nord-ouest du pays et il aurait même étudié aux Etats-Unis...Rien n'y fit. La revendication principale n'étant pas satisfaite, le gouvernement ne put être formé. Dans une dernière tentative de manoeuvre, le chef d'Ennahda voulut donner des gages sur l'indépendance de la justice, dorénavant en Tunisie. C'est ainsi que l'on annonça que le président Marzouki allait être entendu comme témoin dans l'affaire Chokri. Mais cette fois, l'entêtement n'était pas du côté de Ghannouchi. Marzouki fut réellement entendu au Palais présidentiel en qualité de témoin car, selon le frère de Chokri Belaïd, ce dernier lui avait confié que Marzouki était au courant que l'assassinat se préparait et qu'il l'avait appelé pour lui proposer une protection, ce qu'il refusa par principe. Ghannouchi avait fini alors par comprendre qu'il n'avait plus d'autre choix que d'accéder aux demandes de l'opposition. Il accepta enfin que son parti lève la main sur le ministère de l'Intérieur et celui de la Justice. Même démissionnaire, c'est Jebali qui marqua finalement le point contre son parti et contre son rival Ghannouchi. En cédant maintenant, le chef d'Ennahda doit certainement regretter jusque dans l'âme de ne pas avoir fait cela plus tôt pour garder l'ancien Premier ministre qui jouissait d'un respect appréciable de la part des autres partis et ceci lui aurait évité de le faire sous la contrainte comme c'est le cas aujourd'hui. En se désistant maintenant des deux ministères (les Affaires étrangères ne gênerait finalement pas autant que les deux autres), Ghannouchi en sort démuni, affaibli, alors que s'il l'avait fait lorsque Jebali le lui avait proposé, il en serait sorti grandi. A quoi a-t-il servi de faire la concession aujourd'hui, c'est-à-dire un gouvernement, un Premier ministre et des égratignures plus tard? A rien, sinon à faire une fissure plus profonde dans les rangs d'Ennahda dont une partie des membres ne comprendront certainement pas le comportement de leur numéro un et donneront raison à leur numéro deux. Le nouveau gouvernement a donc maintenant beaucoup de chances d'être formé. On est dans la limite de la période réglementaire. Pendant ce temps, la concession de Ghannouchi renforce Jabali et lui donne encore plus de crédibilité. Lorsqu'il a démissionné, l'ex-Premier ministre s'était fait une bonne réputation et avait gagné un bon capital sympathie. Le recul de Ghannouchi aujourd'hui lui donne raison et réconforte donc sa position. Jabali a finalement tout d'un... présidentiable. Autrement dit, lorsqu'il a cru se défaire de son rival au sein d'Ennnahda, Ghannouchi en avait fait un sérieux adversaire et un potentiel candidat à la prochaine présidentielle car désormais, plus rien n'empêche Jebali de se porter candidat. Il avait promis de ne pas l'être tant qu'il était à la tête du ministère et Ghannouchi l'a affranchi de cette contrainte sans le vouloir. Autrement dit, voilà comment on se fait des ennemis ou, du moins, des adversaires sérieux. Que reste-t-il donc à Jebali maintenant? Former son propre parti certainement, ce qui ne manquera sans doute pas de causer du mal, beaucoup de mal à Ghannouchi et Ennahda. Oui, attendons pour voir!