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«On n'est pas à l'abri de graves dérapages»
PRESIDENTIELLE : CAMPAGNE ELECTORALE ME MOKRANE AIT LARBI À L'EXPRESSION
Publié dans L'Expression le 06 - 04 - 2004

Dans l'entretien qu'il a bien voulu nous accorder à l'occasion de la clôture de la campagne électorale, l'avocat estime que les discours développés par les candidats «n'ont pas été à la hauteur de la fonction présidentielle» et que «la campagne électorale s'est caractérisée par des attaques personnelles et par des promesses populistes». Il conclura que si les démocrates ne parviennent pas à dépasser leurs différends «les islamistes risquent à long terme d'arriver au pouvoir par la voie des urnes».
L'Expression : La campagne électorale s'achève, quels sont les enseignements à retenir à travers le ton des discours et des thèmes développés par les candidats?
Mokrane Aït Larbi : Dans les pays où les élections ont un sens, l'élection présidentielle est un événement important. A une année de l'élection, les candidats à la candidature commencent à se faire connaître par des programmes et des idées, et des alliances politiques commencent à se dessiner. Gauche ou droite, travaillistes ou conservateurs, démocrates ou républicains, l'objectif stratégique est le même: sauvegarder les intérêts supérieurs du pays et améliorer les conditions de vie du citoyen. Malheureusement, ce n'est pas le cas chez nous.
La campagne électorale officielle s'achève aujourd'hui. Elle s'est caractérisée par des attaques personnelles, des généralités et des promesses démagogiques. Au lieu de présenter un bilan chiffré et vérifiable, le président sortant s'est contenté de généralités telles que «l'Algérie est un chantier grâce à la relance économique» et que les Algériens peuvent, selon lui, circuler jour et nuit grâce à la concorde civile. En réalité, le citoyen n'a constaté aucune amélioration de son niveau de vie au cours de ces dernières années. Quant à l'amélioration notable de la situation sécuritaire, elle est le résultat de 1a lutte antiterroriste menée depuis 1999 par l'armée et les services de sécurité et la résistance de la presse et de la société civile.
Quant aux autres candidats, qui doivent être jugés sur la base d'un programme, nous constatons que leur discours n'est pas à la hauteur de la fonction présidentielle. Au lieu de cerner cinq ou six grands objectifs à réaliser en tant que chef de l'Etat en donnant les moyens nécessaires à toutes les institutions pour leur permettre un fonctionnement normal, ils sont allés dans des détails étrangers à la fonction présidentielle et des promesses sans retenue qui n'engagent d'ailleurs que ceux qui y croient. Ce qui est regrettable est que les démocrates ne sont pas arrivés à se mobiliser derrière un seul programme porté par un seul candidat. Par conséquent, les voix des démocrates seront éparpillées entre quatre candidats.
Les violences ayant émaillé certains meetings sont-elles symptomatiques d'un manque de culture politique ou le résultat de manoeuvres commanditées?
Les deux à la fois. Mais il faut dire que par rapport à ce qui se passe dans d'autres pays du tiers -monde pendant une campagne électorale, et même dans des pays de tradition démocratique, les quelques incidents regrettables signalés ici et là sont minimes. On ne doit pas oublier que l'Algérie n'a pas de tradition de multipartisme et d'élection ouverte.
Ajouté à cela, l'existence de groupes terroristes et des milliers d'armes qui circulent entre les mains de civils partisans des différents candidats. On peut donc conclure raisonnablement que sur ce point, la campagne électorale s'est bien déroulée. Cependant, on n'est pas à l'abri de graves dérapages au lendemain du scrutin.
Quelle évaluation faites-vous de la couverture de la campagne électorale ? Aussi bien par la presse écrite que par les médias audiovisuels publics?
Chaque journal privé est libre d'apporter son soutien au candidat de son choix. Mais la presse publique et les médias audiovisuels doivent observer strictement la règle d'impartialité et d'égalité entre tous les candidats, ce qui a été fait à mon avis pendant la campagne officielle. Cela dit, une élection présidentielle ne se prépare pas en 19 jours et le monopole des médias lourds, notamment la télévision, depuis 1999 n'est plus à démontrer. Toutes les voix discordantes sont exclues des débats télévisés.
Ne trouvez-vous pas que la Commission politique de surveillance de l'élection présidentielle est passive devant la cascade de recours introduits par les candidats?
La Commission politique de surveillance de l'élection présidentielle n'est pas une juridiction pour instruire les recours introduits par les candidats. Pendant la campagne officielle, les candidats et leurs représentants sont habilités à faire constater par tous les moyens légaux, et surtout par des huissiers, tous les dépassements pour les soumettre au Conseil constitutionnel avec les recours qui y sont introduits sur la validation de l'élection. Le Conseil constitutionnel est seul habilité à statuer sur tous les dépassements à l'occasion de l'examen des recours avant la proclamation officielle des résultats.
Estimez-vous, au vu de la position neutre de l'armée, que la prochaine élection sera ouverte ? Cette attitude est-elle, à elle seule, un gage de réussite du scrutin?
L'armée a manifesté clairement son impartialité mais ce n'est pas pour autant qu'on peut déduire que le système mis en place depuis l'indépendance est neutre. La position officielle de l'armée est une avancée notable vers la démocratie pluraliste, mais on ne doit pas compter sur l'armée seule pour arriver à une élection réellement démocratique où le peuple choisit effectivement ses représentants, du conseiller communal au président de la République.
La classe politique doit se mettre au travail dès le lendemain de l'élection du prochain président afin de trouver des mécanismes pour garantir l'impartialité de toutes les institutions et de tous les agents de l'Etat dans les prochaines élections et ne doit pas attendre à chaque fois la veille d'une élection pour parler de fraude. Il s'agit d'un processus qu'on doit faire aboutir.
La crise de Kabylie occupe une place de choix dans les discours des candidats et la problématique de l'officialisation de tamazight constitue un point de divergence. En tant que militant de la cause identitaire, comment appréhendez-vous cette question?
La crise de Kabylie aurait pu trouver une solution équitable pendant l'été 2001.
Malheureusement, le pouvoir et la classe politique ont nourri cette crise pour l'utiliser à des fins électoralistes. Pendant la campagne électorale, tous les candidats, et même ceux qui étaient au pouvoir pendant le printemps noir ou qui y sont toujours, ont promis de régler la crise, mais sans expliquer comment. Sur cette question, Mme Louisa Hanoune est la seule à parler du règlement de cette crise par la constitutionnalisation de tamazight sans référendum et qui ne change pas de discours en fonction de la région.
A mon avis, la crise de Kabylie et en général la crise multidimensionnelle que traverse notre pays ne se régleront pas par des discours démagogiques irresponsables à l'occasion d'une élection.
Le pouvoir et l'opposition parlementaire doivent trouver un cadre pour lancer un grand débat sur toutes les questions relatives à cette crise et trouver des solutions loin de toute manipulation électoraliste.
La révision de la Constitution, en faveur de l'instauration d'un régime parlementaire pour les uns et présidentiel pour les autres constitue un enjeu de taille. Quelle appréciation en faites-vous? Un mot sur la révision du code de la famille.
La Constitution en vigueur nécessite certainement quelques amendements pour arriver à assurer les grands équilibres entre les pouvoirs et à réexaminer l'organisation de l'Etat en créant des régions dotées d'assemblées élues avec le pouvoir de délibérer sur toutes les questions qui touchent directement la population de chaque région, et d'un Exécutif. Le régime actuel qui est un régime semi-présidentiel peut, avec quelques améliorations, répondre aux exigences d'un fonctionnement démocratique.
Il est d'ailleurs inspiré de la Constitution de la cinquième République française. Dans tous les cas, le problème en Algérie ne réside pas dans la Constitution mais dans les pratiques. D'un côté, le président de la République a dépassé toutes ses prérogatives.
De l'autre, le gouvernement, le parlement et la justice n'ont pas résisté à cette dérive totalitaire en exerçant réellement leurs prérogatives constitutionnelles.
Le code de la famille nécessite un long développement sur le fond et la procédure mais en un mot, l'abrogation ou la révision comme première étape doivent être précédées par un grand débat.
Etes-vous d'accord avec certains candidats qui considèrent que le péril islamiste est derrière nous? La présence de Djaballah au deuxième tour ne risque-t-elle pas de mettre en danger la République?
Le mouvement islamiste ne menace plus l'Etat républicain par les armes ou par la rue. Mais si les forces démocratiques et républicaines restent divisées, les islamistes risquent à long terme d'arriver au pouvoir par les urnes avec toutes les conséquences qu'on peut imaginer. Quant à cette élection présidentielle, le candidat du système passera au premier tour. A mon avis, tout a été fait pour éviter un deuxième tour.
Les candidats en lice ont passé sans heurts le «test kabyle». Pensez-vous que la Kabylie votera en masse en dépit du rejet du scrutin par le FFS et l'appel au boycott de l'aile dialoguiste du mouvement citoyen?
En 1999, Hocine Aït Ahmed était candidat à l'élection présidentielle et le RCD a appelé au boycott. Cette année, Saïd Sadi est candidat et le FFS lui rend la monnaie de sa pièce. Malgré les promesses, la crise de Kabylie est toujours là.
La population de cette région a compris que ni le boycott ni la participation ne changeront quoi que ce soit. Pour cela, je pourrai dire que le taux de participation sera très faible.
Question personnelle : depuis votre démission du Sénat, raison des événements sanglants de Kabylie, vous vous êtes mis en retrait de la scène politique. Qu'est-ce qui justifie cette attitude ? Avez-vous une préférence pour un candidat ou un programme?
Depuis ma démission du Sénat en mai 2001, j'ai continué à m'exprimer publiquement sur tous les problèmes d'actualité en toute indépendance. Mais je n'ai pas l'intention d'adhérer à un parti politique. Par ailleurs, je suis convaincu que le changement ne viendra pas de cette élection présidentielle mais du démantèlement du système.
Et je crois qu'il faut sortir définitivement de la politique du «moins mauvais» pour ouvrir la voie à une compétition loyale basée sur des idées et des programmes où le peuple pourra choisir réellement le meilleur.


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