S'il est un écrivain algérien qui a su actuellement imposer la littérature algérienne dans la cour des grands, c'est bien Yasmina Khadra. Dans l'entretien qui suit, cet auteur au talent confirmé, ouvre son coeur à L'Expression et accepte d'aborder les thèmes en rapport à sa vie, son oeuvre et au paysage littéraire et culturel de l'Algérie. L'Expression: Dans quelques heures (samedi soir, Ndlr) vous allez rencontrer vos lecteurs, quel est votre sentiment? Yasmina Khadra : Si je suis ici, c'est parce que j'ai le plus grand respect pour ce lectorat. Je sais que c'est une minorité fragile et extrêmement éprouvée par le quotidien qui lit. Si je pouvais aider cette minorité à croire encore en les livres, je le ferais avec plaisir et honneur. Pouvez-vous nous parler de votre dernier roman La part du mort? C'est un livre que j'ai commencé à écrire depuis très longtemps, juste après la mort du commissaire Lob. Donc c'était inconcevable de laisser un tel personnage disparaître de la scène littéraire, d'autant plus que c'est un acteur qui a commencé à avoir une certaine audience, en France, en Europe, aux USA, au Canada...il fallait absolument le ressusciter. J'avais déjà écrit la première partie au Mexique et je comptais le terminer pour la rentrée littéraire de 2001, c'est-à-dire juste après L'Ecrivain, mais il y a ce grand malentendu qui a soulevé tant d'hostilité autour de ma personne, il fallait écrire autre chose. Je n'étais pas dans mon assiette pour revenir au commissaire Lob, c'est un livre qui me demandait beaucoup de sérénité, de confiance en moi. Donc j'étais obligé d'écrire autre chose comme Les hirondelles de Kaboul. Après il y avait l'Année de l'Algérie en France, je n'ai pas voulu le faire sortir cette année-là, donc j'ai publié Cousine K. La part du mort était prêt en fin 2002. En France, il est sorti en mars 2004. D'une vie de soldat à celle de l'écrivain, de l'arme à feu à celle des stylos, comment cette transition s'est-elle effectuée? En fait, j'ai vécu dès le départ dans deux univers, celui du soldat et de l'écrivain. Deux mondes parallèles, ils s'accompagnent mais ne se rencontrent jamais. La différence est immense, ce sont deux mondes aux antipodes. Le premier, celui du soldat, est celui de la soumission, l'exécution, en somme c'est le monde des non-réflexions. Et l'autre, c'est totalement le contraire, c'est le monde de la liberté, de l'insolence. C'est la destruction de tous les tabous pour exister dans un autre univers qui n'est pas obligatoirement le meilleur. J'étais beaucoup plus moi-même quand j'étais dans l'armée que maintenant que je suis dans la littérature. J'ai trouvé que le monde des intellectuels est beaucoup plus du côté des militaires. La sincérité, je l'ai trouvée chez les militaires que chez les pseudo-intellects. Quelle définition donnez-vous à l'acte d'écrire? C'est créer un monde, des êtres, des émotions. En fin de compte, c'est quoi la littérature si ce n'est l'extension des domaines de la vie. Elle est tellement banale, tellement limitée que seule la littérature est capable de lui donner une autre dimension. Cet acte n'est-il pas beaucoup plus psychologique, c'est-à-dire dans le fait que le personnage est, quelque part, l'archétype de l'auteur lui-même? Ça dépend, quand on est nombriliste, quand on n'a rien à apporter à la créativité littéraire, on peut se raconter à travers mille personnages, on essaie à cet effet de se redéfinir, de se reconstruire ailleurs. Mais moi, je suis un romancier. Mes personnages ne me ressemblent pas. Je suis quelqu'un qui observe la société d'une manière intense, je ne suis pas dans la thérapie mais dans la littérature. Pourtant la littérature est une sorte de thérapie, elle permet à l'auteur de s'exorciser, s'extérioriser... Absolument, mais ce n'est pas le côté clinique ou morbide de cette vocation qui prime chez moi. C'est l'imaginaire, la générosité, la préoccupation autour du monde, l'attention que je porte aux chamboulements qui menacent la planète, ce sont autant de thèmes qui m'intéressent. Dans vos romans, vous abordez assez fréquemment des sujets de genre métaphysique: la lutte entre le bien et le mal, cette sempiternelle quête de soi... Je suis manichéen. Je sais que pour beaucoup ça fait ringard, démodé. Je crois en la morale, je suis naïf au point de croire en quelque chose qui ne croit pas en lui-même. Je crois en le mal, en le bien. Ce n'est pas le combat entre le bien et le mal mais c'est leur croisement... Cela on peut le remarquer dans la première phrase du roman A quoi rêvent les loups... On n'est pas criminel de naissance, mais on le devient. C'est la vie qui nous façonne, qui nous forge...et c'est ce que j'ai essayé d'expliquer par Walid Nafaa (le personnage principal de A quoi rêvent...) ce bonhomme misérable qui se confond avec le prophète et qui voulait que l'archange Gabriel vienne à son secours. Il se croit vraiment atteint d'une folie prophétique ou messianique. En fait ce livre a beaucoup plu aux lecteurs parce qu'il est proche de la réalité et puis il raconte la tragédie nationale. Aussi, on remarque cette omniprésence de l'artiste mais beaucoup plus les figures féminines, ces deux genres de personnages interviennent souvent pour apaiser la situation et apporter un brin de douceur... Vous savez, le malheur installe sa patrie là où la femme est bafouée. Les gens qui sont malheureux sont ceux qui n'ont pas mérité la femme. Je suis extrêmement heureux, non pas parce que j'ai du succès, mais parce que je mérite ma femme. C'est le secret même de la vie. Quant aux poètes, c'est parce qu'ils n'ont pas été respectés. Dans A quoi rêvent les loups, j'ai donné cette dimension du poète. Il a toujours été quelqu'un de controversé. Alors qu'il aurait dû être adulé. Ce pays-là n'a pas été à la hauteur de son élite, de ses poètes, de ses écrivains...qu'il est en train de se casser les dents. Parce que la beauté de la vie ne vient pas d'un épanouissement social mais tout d'abord de l'épanouissement intellectuel. Et le fond d'une nation, c'est sa culture. Comment voyez-vous l'avenir de la littérature francophone en Algérie? Je ne pense pas beaucoup à ce problème. J'aime la langue française, et puis vous savez, les pires ennemis d'une progression sont les faux problèmes. J'écris en français, alors cela m'empêche-t-il d'être Algérien? Moi je suis un Algérien jusqu'au bout de mes fibres, jusque dans mon souffle, mon sommeil, mon rêve... Que j'écrive en arabe ou en français, où est le problème? La littérature ce n'est pas une question de langue, mais de verbe et la véritable vocation d'un écrivain c'est donner le meilleur de lui-même dans son texte. J'ai réussi à installer la littérature algérienne dans la cour des grands, voilà l'important. Je ne suis pas un Arabe, mais je suis Algérien. Et puis, je crois que les gens qui ont vraiment rendu service à la littérature algérienne, sont d'abord des francophones. Qu'on le veuille ou pas, les plus grands écrivains algériens sont ceux qui écrivent en français. Cela ne veut pas dire que les auteurs arabophones sont de moindre importance. Mais parce que les Arabes ne nous aiment pas et ils ne nous ont jamais aimé. A titre d'exemple, je suis traduit dans 17 pays, sauf dans les pays arabes. Ça veut tout dire. Et puis, je suis l'un des rares écrivains arabes à figurer sur la liste des best-sellers aux Etats-Unis, Au Canada, en Allemagne...et cela n'intéresse aucun Arabe! Alors comment voulez-vous que j'aie de la tendresse vis-à-vis de ces gens-là? Moi qui m'appelle Mohamed Mouleshoul et dont l'ancêtre a fondé la première université dans le Sahara en 1426 et qui porte du côté de sa mère le nom de Soumer. De toute façon l'authenticité n'a jamais eu peur de la fausseté. Tout écrivain a son maître à penser, quel est celui de Yasmina Khadra? En fait, j'ai toujours vécu dans le livre, mais j'apprécie d'abord les Algériens. Parce que je suis un peu chauvin en tant que soldat. Donc les premiers qui m'ont vraiment nourri sont Malek Haddad et Mouloud Feraoun. Pour moi, Malek Haddad est le plus grand écrivain algérien de tous les temps. Et ce qui est extraordinaire chez lui, c'est qu'il a inventé un style supérieur qui est reconnaissable entre un milliard. La façon d'écrire chez Haddad je ne l'ai trouvé chez personne et j'essaie d'être à la hauteur de son style d'écriture. Par exemple dans Cousine K, j'ai tenté d'être à la hauteur de son immense talent. M.Feraoun, lui, c'est quelqu'un qui m'a fait aimer mon pays. Et l'un de ses plus beaux livres que je n'ai jamais lus est Jour de Kabylie. Puis il y a les autres, Kateb Yacine même si son oeuvre n'a pas eu les égards qu'elle mérite véritablement surtout en Algérie, c'est un génie. Je cite également Dib, Moufdi Zakaria, Mohamed Laïd Al Khalifa qui a bercé mon enfance. Sur le plan international et universel, l'écrivain qui m'a touché le plus, c'est Steinbeck, même s'il n'est pas vraiment aimé aux USA. Pour moi c'est un grand humaniste. Il y a aussi Tolstoï, Dostoïvski, Pouchkine. Les Arabes, je cite Taha Hussein, considéré comme Mauriac multiplié par cent, Naguib Mahfoud, malheureusement les Arabes ne sont pas attentifs à leurs intellectuels. C'est ça le drame de la nation arabe, elle n'est pas à la hauteur de son élite. Elle (l'élite) qui est en train de se prostituer en Occident, c'est pour se venger du rejet qui les frappe. Un pays a des obligations vis-à-vis de ses enfants. Les gens ont tendance à l'oublier, les dirigeants aussi. Moi je ne revendique pas mes droits, mais j'exige qu'on reconnaisse les efforts que je suis en train de déployer. Un écrivain peut-il vivre de sa plume? Oui mais rarement. Ceux qui réussissent sont les best-sellers parce qu'ils ont toujours une certaine garantie.