«Il faut tout raser. Tout.» Cet habitant du quartier, qui revient de très loin, ne se fait plus d'illusions. A-t-il au moins une marge de manoeuvre pour se le permettre? «On devrait ériger un mémorial à Rachid-Kouache, à la mémoire de tous ces gens qui sont morts», lance cette femme rencontrée à l'intérieur de l'APC de Bab El-Oued et dont le nom s'est perdu dans les listes inlassablement renouvelées du relogement ajourné. J+24, la rue Rachid-Kouache est presque entièrement déblayée. Ne persistent que quelques poches de résistance, des garages, locaux, cages d'escaliers encore obstrués par une impressionnante quantité de boue et de terre. Des véhicules, dans d'impossibles positions, sont encore piégés à l'intérieur de quelques garages. En cette après-midi modérément chaud, le général Ouddaï, responsable des opérations du Génie militaire, fait à pied une tournée d'inspection accompagné d'autres officiers. «Nous avons tapissé la rue de gravier afin de faciliter le travail des engins et des au-tres véhicules», nous explique ce colonel. Devant la mosquée En-Nasr, des riverains font la chaîne devant des réservoirs d'eau. Une équipe de l'EPEAL inspecte les conduites d'eau potable. Derrière les murs de bâtiments frappés d'une croix rouge, des familles attendent toujours d'être relogées ailleurs, loin du risque de voir le toit s'effondrer sur leur tête après que le ciel l'eut fait vingt-quatre jours plus tôt... A l'intérieur d'un hangar complètement défoncé, un vieil homme est assis sur un tabouret installé sur un monticule de terre. Non loin de là, le dépôt de la SNTA se repose le temps de l'interruption des travaux de déblaiement et de recherche. Jeudi dernier un corps a été dégagé, celui d'une femme apparemment. L'employé de l'Herbal suit l'opération en désinfectant le corps et les environs immédiats. L'odeur...faut-il vraiment en parler? Un peu plus haut, l'école fondamentale Mohamed-Boudiaf offre, avec ces élèves qui sortent dans un joyeux brouhaha pour se déverser dans les rues attenantes, un semblant de vie dans cette tombe géante qui a pour nom Kouache, Dekkar, Triolet. Juste à côté, le CEM d'El-Kettar sinistré, sinistre. Quelques élèves s'occupent à défoncer ce qui reste de fenêtres et de mobilier au rez-de-chaussée éventré. Les autres, plus nombreux, attendent toujours d'être «recasés». Les parents d'élèves ont refusé la proposition de l'Académie d'Alger d'envoyer leurs enfants dans un CEM situé dans la Basse Casbah. «Moi j'habite à Frais-Vallon, c'est trop loin, je ne peux rejoindre facilement ce CEM», lâche avec colère cette jeune fille en appuyant: «Et imaginez les jours de pluie!» Derrière ce CEM sinistré, le marché Triolet, ou plutôt, ce qu'il n'en reste plus. Nivelé, rasé, aplani par les pelleteuses de l'armée. Les opérations de démolition des immeubles et bâtisses menaçant effondrement ont commencé. «Il faut tout raser. Tout.», cet habitant ne se fait plus d'illusions. A-t-il au moins une marge de manoeuvre pour en avoir? Changement de décor. Au marché des Trois-Horloges, la vie rachète ses droits. Il y a, c'est vrai, cet engin qui continue à dégager une partie du sous-sol du marché. Mais voyez aussi, et surtout, ces étalages chaotiques tenus par ces jeunes braillant les belles promesses de leurs articles, fruits et légumes, conserves et baguettes de pain, aux prix les plus bas. Hasna, hésite, puis se décide à acheter des bananes. Quelque chose de «quotidien» émerge de tout ce vacarme et surtout de toutes ces odeurs enfin retrouvées. Un peu plus bas, vers Maillot, la circulation, qui a repris depuis plusieurs jours, appuie cette impression de retour à la «normale». Rien ne sera plus comme avant. Bab El-Oued est debout. Debout après un séjour dans un cercueil.