On voulait prendre du champ pour digérer le Ang Lee et son «Brokeback Mountain», lorsque débarqua un habitué de la Mostra, le Français Philippe Garrel. Fils de l'excellent comédien Maurice Garrel et père de l'angélique Louis, vingt ans, du même nom, Louis avait explosé dans le film de Bertolucci, en 2003, «Dreamers» avec une fille à sa mère, la belle Eva Green, progéniture de l'algéroise Marlène Jobert. Le Bertolucci, donc, malgré sa flamboyance dans sa manière de revisiter Mai 68, a fait l'effet d'un cocktail molotov à la mèche mouillée... Or il n'en sera rien avec «Les Amants réguliers», 177 minutes, certes nées aux forceps, mais qui vous prennent à la gorge, appuyant sur une glande lacrymale que l'on croyait, depuis, rétive aux illusions que certains disaient perdues. Ce genre de film, donc, vous fait déjà regretter l'avenir que l'utopie du passé tentait de rendre stérile... Ici, la croyance en l'Homme est patente, elle fait office de programme de société, de cette humanité en errance depuis que l'imagination a été défaite, momentanément, par l'irrationalité, depuis qu'Ibn Arabi et Michel Foucault n'ont pu faire se recroiser les chemins jalonnés par les mawakifs (stations) du mystique Emir Abdelkader. Trop confus tout cela? Trop codé, sans doute! Mais la paresse étant l'ennemi de la curiosité, alors autant relire Derrida, Benaouda, Djelid ou même Marcuse pour voir que le cinéma est un (aussi) des plus courts chemins pour accéder à soi. Mais pourquoi tant de délire ? Pourquoi Garrel, comme à son époque Beloufa, suscite-t-il tout cela? Peut-être parce qu'après avoir tout essayé ces deux dernières décennies, serait-il temps de miser sur l'humain, après l'avoir combattu jusqu'à la mort! Souvenir de N.B., devenu depuis ministre, appuyé à un arbre de la rue Ben M'hidi, expliquant au pourtant érudit Momo, les méandres du film passé la veille à la télé, celui de Farouk Beloufa «Nahla». L'ex-futur ministre, fort de l'enseignement de Benabi, avait trouvé les mots du débat. Le monde a besoin de débattre, au lieu de se battre au risque de s'exterminer! Ang Lee qui a déjà donné plus d'une leçon depuis qu'il s'est installé aux USA, a récidivé après tant de générosité déployée dans son fameux «Raison et sentiments» et a surpris par une belle nuit d'été aux relents shakespeariens, ici à Venise, les centaines de spectateurs qui s'étaient déplacés en masse pour découvrir son «Brokeback Mountain». Un scope adéquat pour une histoire filmée dans les grands espaces américains, dans une Amérique plongée dans une profonde torpeur et qui allait miser sur Kennedy, comme un chiite fonderait ses espoirs sur le Mehdi, dissimulé... Mais Hollywood n'avait pas encore dit que.... «Jo c'est aussi l'Amérique!» et Macadam cow-boy n'avait pas foulé l'asphalte new yorkais, taisant jusque-là l'ambiguïté humaine et partant celle de l'homme dont l'ambivalence avérée est loin d'être reconnue une fois pour toutes (ce qui signifie nullement le passage à l'acte). Et voilà que prétextant une peinture de ce pays, s'enlisant au Vietnâm, Ang Lee raconte l'histoire de jeunes chômeurs venus trouver travail et salaire en tant que bergers de transhumance dans le Wyoming, terre de moutons et d'élevage. Et là, en deux heures de temps, le cinéaste aborde la question latente dans laquelle la promiscuité n'a rien à voir, celle de la confusion des genres. Et ce qui est bien, c'est que dans cette Amérique profonde, Ang Lee ne laisse pas un acre de libre pour le jugement. Des jeunes gens se côtoient, se froissent, fusionnent. Puis l'un rejette l'autre, avant de rappliquer dare-dare, non sans avoir clamé, à juste raison, son «hétéroïté» (barbarisme de circonstance). Aucun n'a ricané, ne serait-ce que pour cacher une gêne (ce qui est le propre des festivaliers, surtout les Vénitiens...), lorsque l'un des protagonistes se retrouvant seul, une fois le troupeau redescendu en plaine, est montré dans toute sa souffrance, celle qu'engendre l'accoutumance à la présence de l'autre. Peinture d'une passion naissante, mais dévorante. Jusqu'à l'épilogue, qui trouve ses deux amants, mariés et géniteurs, à la croisée de chemins escarpés certes, mais qu'ils semblaient résolus à emprunter - selon le sacro-saint principe de l'absence de seconde chance, de seconde vie- One shot, comme diraient les Yankees... Et ces parents que l'on aurait juré intolérants, pour ne pas dire fermés et qui se découvrent aussi patients dans la douleur de leur fils tragiquement disparu, dans un traquenard scénaristique pas forcément judicieux (c'est le seul!)... Et ces regards échangés par les critiques de la profession, muets de stupéfaction et d'admiration devant tant d'humanité dans la trame de l'histoire d'une passion traitée avec brio, parce que le cinéaste a tout simplement choisi de la garder dans son écrin, celui de l'humanisme. Bien sûr l'inévitable film iranien a failli nous faire cracher la cerise et son noyau, cela commence à lasser plus d'un. Les derniers défenseurs du film iranien à tout prix (escamotant celui de qualité et qui existe fort heureusement) ont dû laisser choir leur chapelet devant le nullissime «Yadasht Bar Zamin» d'un certain Ali Med Ghassami, un film capable de donner du grain à moudre à ceux qui font l'amalgame entre Islam et violence, chiisme et culte de la mort et la liste est longue. Tout le monde est sorti effaré de voir que l'on pouvait se mépriser de la sorte et faire croire qu'on était le fils (naturel sans doute) de Pardjanov! Jo Dassin a heureusement chanté «Et si tu n'existais pas...», donc après Garrel, Lee, ce fut autour du français Patrice Chéreau, avec «Gabrielle» et dans un somptueux noir et blanc, scope, de narrer l'histoire, un couple (Isabelle Huppert et Pascal Gregory). Sorti d'un univers de la Belle époque, haut de forme et frac pour messieurs, coiffes et longues robes, silhouettant les femmes tels des modèles de Klimt... Pour ce faire, tout en étant Proustien, Chéreau a l'air d'avoir convoqué, secrètement, Bergman et Strinberg, voire un contemporain, le merveilleux Harold Pinter, inégalé dans la peinture des sentiments enchevêtrés chez les couples (lire «La Jalousie»)... Officiellement, c'est Joseph Conrad avec une de ses nouvelles qui ont servi d'argument.: «J'ai trouvé dans les nouvelles de Conrad quelque chose d'immédiatement cinématographique, dans l'organisation même du récit, le suspense. Mais surtout, il a une incroyable connaissance du coeur humain.» déclare Chéreau qui a trouvé ici matière à affiner son goût pour l'introspection. Parlant de son personnage, il ajoute: «Quand on le voit au début descendre du train pour rentrer chez lui, c'est un homme pétri de certitudes. Le choc du départ de Gabrielle lui fait découvrir le monde des émotions, et c'est tout nouveau pour lui. Seulement leur couple est comme un meuble rongé par les termites, qui a l'air de tenir, mais tombe en poussière dès qu'on y touche. Il aime sa femme parce qu'il est en train de la perdre. Il parle, il parle, toute une littérature affolante sort de lui. Il ne comprend pas que c'est trop tard. J'ai retrouvé là un personnage vulnérable, démuni, comme j'en ai souvent peint : les hommes sont toujours fragiles, chez moi.». Avec «Gabrielle», Chéreau confirme bien que si elle n'existait pas, la passion l'aurait fait exister, cet autre soi-même...