On le croyait immortel et le voilà qui nous file entre les doigts nous laissant orphelin, des milliers d'orphelins, de cette conscience qui était pour beaucoup une sorte de phare qui montrait la marche à suivre. Oui, hélas oui, Jean Daniel l'immortel est mort battu par l'âge. N'empêche, il est mort centenaire. à la mesure d'un siècle donc. Le siècle était sa mesure quand d'autres ne se mesurent qu'en minutes, heures ou au mieux, en mois. Chacun sa mesure. Lui, c'est la démesure des géants, cet enfant de Blida né Bensaid, d'un père qui portait un prénom bien de chez-nous: Messaoud. «L'éblouissement Camus» Cette passion algérienne il la raconte dans son autobiographie «Le refuge et la source», il la raconte dans ses carnets «Avec le temps», il la raconte dans tous ses livres, il la raconte aux Algériens qu'il croise. En cela, il est resté le petit juif algérien avec à ses semelles la terre de ses ancêtres. L'autre grande passion de Jean Daniel c'est Albert Camus, son seul amour, l'homme qu'il aurait voulu être et qu'il a été par intermittence, parfois même, sur la question algérienne, plus haut, c'est-à-dire plus juste. Camus? C'est un éblouissement comme il l'a confié à son journal «L'Obs»: «Notre rencontre a illuminé ma vie», «Camus fut le soleil de ma jeunesse». Ne croirait-on pas entendre un amoureux parler de son amour défunt? C'était de l'amour, mais de l'amour amical, qui est souvent plus fort que l'amour passion, car basé non sur le désir qui une fois assouvi s'envole, mais sur l'admiration, mais sur l'extase, mais sur une mystique inexplicable. C'est comme ça et c'est tout. Il doit tant à Camus, que lui qui s'aimait tant s'oublie pour aimer plus celui qui est devenu sa référence. Pourtant, même si Camus a guidé ses premiers pas, comme il le répète à l'envi, il ne craindra pas de se séparer de lui à cause de la Justice et de l'Algérie, son pays alors que Camus avait choisi sa mère et la surdité devant les aspirations à l'indépendance des Algériens. Il le reconnaît: la rupture avec Camus a été dure, trop dure, éprouvante, trop éprouvante, elle a même été une première mort pour Daniel, mais une mort nécessaire. Mais la rupture n'était que politique, les sentiments sont restés les mêmes: il aimait toujours son Camus qu'il imitait en tout: la même posture à la Humphrey Bogart, le même regard tendre de zazou algérois et la même dégaine virile. Oui, il y avait du Camus dans Daniel. Sauf dans le style où le maître était plus sec, plus solaire, plus simple. En un mot, plus viril. De cette perte il ne se guérira jamais tout à fait. Camus mort, il le fera revivre en lui. il sera son guide. Devant n'importe quel choix politique, il se dira toujours: «Qu'aurait pensé Camus? Qu'aurait fait Camus?» Et tel Camus, il fera ce qu'aurait fait Camus. Cette projection en un autre, cette identification ira jusqu'aux femmes. Camus était un tombeur qui n'avait aucune barrière. Il draguait et faisait tomber dans ses bras toute femme qui lui plaisait y compris celles de ses amis intimes. Qu'il plonge des familles dans le drame, il n'en avait cure. Ce n'était pas son problème, mais celui du couple. Il n'avait forcé personne. Et puis, hein, un homme qui ne sait pas garder sa femme, ce n'est pas tout à fait un homme, on est bien d'accord. Il n'a que ce qu'il mérite. Cette morale virile, machiste camusienne pour tout dire, a l'avantage de l'absoudre, lui le mâle qui a le beau rôle. A l'instar de son modèle, Jean Daniel a piqué la femme de son ami et futur associé Claude Perdriel, la très belle Michèle. Perdriel était un cocu heureux, et même un tantinet fier, comme il le confiait à «L'Obs»: «J'avais fait sa connaissance (Jean Daniel, Ndlr) dès 1958 par l'intermédiaire de mon beau-frère, Boris Kidel, qui était journaliste à ‘'L'Express''. Nous sommes devenus vite amis. L'été, je louais une maison tout près de Saint-Tropez, Jean y venait avec Michèle, sa femme, dont il avait fait connaissance auprès de moi puisqu'elle était mon ex-épouse! J'étais très heureux que Michèle ait épousé cet homme formidable.» Lui aussi est formidable à sa façon, hein? Dans ses volumineux carnets, publiés en 1998, Daniel raconte la naissance de cet amour avec ses tourments et ses tortures à cause, notamment de son amitié pour le mari. Mais lui, à l'inverse de Camus, quand il aime, il épouse. Précisons que Perdriel n'était pas rien. C'était un industriel florissant. Et c'est grâce à lui que Daniel a pu avoir les fonds nécessaires pour lancer le grand journal de gauche qu'était le «Nouvel Observateur» qui a biberonné tant et tant de générations d'Algériens. Les infos sur Boumediene, on les apprenait dans cet hebdomadaire. Nous, petit peuple, on était dans une planète et lui Boumediene était dans son olympe où seuls des journalistes étrangers étaient admis. Bouteflika dont le Camus était Boumediène ne fera pas autre chose. «Boumediene sautillait d'une façon étrange...» Dans ses carnets «Avec le temps, on découvre un Boumediene drapé dans son burnous blanc, lointain, hautain même. Timide, réservé, orgueilleux, ombrageux, excellent politique, mais pas aussi grand qu'on l'aurait cru. On sent que le journaliste est réservé sur le régime de Boumediene. Lui qui se sent algérien n'est pas content de voir le triste sort de ses compatriotes. Tant de sang, tant de guerre, tant de malheurs pour aboutir à ça. Ça? C'est la dictature des colonels où toute voix libre est étouffée. Toujours sur Boumediene, Jean Daniel raconte en 2013, une entrevue avec Boumediene qui laisse perplexe. Ce n'est plus la statue du commandeur, oh, que non, c'est l'hystérie d'un enfant gâté à qui on a volé son joujou, c'est du moins ce qu'il narre dans le contexte de la Marche Verte qui avait été initiée par Hassan II inspiré, semble-t-il, par Kissinger. Ce jour-là, le 16 octobre 1975, Jean Daniel est à Alger. «Sans préavis, j'ai obtenu soudain ce jour-là une interview du Président Boumediene. De longue date, j'entretenais avec lui les meilleures relations. Avec moi, il ne faisait pas mine de ne parler qu'arabe. Il s'exprimait, sans embarras, dans un français très correct. J'ai été reçu au Palais du Gouvernement dans une salle en pleine effervescence. Ouvriers et électriciens s'affairaient à installer une sorte de studio de télévision avec écran, ce qui n'était pas commun à l'époque (...) D'emblée, nous avons parlé de la Marche Verte annoncée quelques heures plus tôt. Il ne cachait pas sa colère sans l'extérioriser brutalement. Il restait très maître de lui jusqu'à ce qu'à l'écran apparaissent les images du roi Hassan II prononçant un discours. Là, le visage de Boumediene s'est métamorphosé. Une honnêteté scrupuleuse Un mélange de sourire nerveux et de fureur crispait son visage. Un moment, le roi parle de l'Algérie sur un ton conciliant et amical. Le Président lui lance, en arabe, une injure et, à ma stupeur, il avance son bras droit et délivre un magistral bras d'honneur tel un voyou de Bab El Oued. Le Président austère qui se donnait à voir quelques instants plus tôt avait disparu. J'avais devant moi un autre homme. Un jeune garnement des rues prêt à tout. Il s'est levé de son fauteuil et s'est mis à sautiller de façon étrange. Un peu hystérique. Je ne saurais dire s'il sautait de joie ou de colère, mais je le revois très bien, il a bondi à plusieurs reprises. Il trépignait, comme s'il avait perdu le contrôle de son personnage. Les insultes contre Hassan II pleuvaient. J'étais stupéfait. Jamais je n'avais vu un chef d'Etat dans cet état.» Et le reste est de la même eau. Jean Daniel avait-il vraiment vu cette scène surréaliste qui n'est pas à l'avantage du président Boumediene? Pourquoi alors ne l'a-t-il pas relaté dans ses carnets «Avec le temps» où il ne cache rien de ses pensées les plus intimes? Même si Daniel est d'une honnêteté scrupuleuse on ne peut nier que dans ses carnets, il montre plus d'admiration pour Hassan II que pour l'austère Boumediene. C'est son droit d'aimer l'un plus que l'autre. De là à croire qu'il a rêvé la scène avec Boumediene, on se garderait de le certifier. Il raconte, cependant, que le monarque marocain le faisait attendre des heures avant de le recevoir. Mais quand il le recevait, il le traitait royalement ce que ne faisait pas le spartiate Boumediene. Autre élément qui a dû jouer: la culture. Les deux, Daniel et Hassan II, baignent dans la même culture classique et médiatique alors que Boumediene était plutôt de culture arabe. Et pour un homme de culture épris de Camus, nul doute que cela joue dans la balance du jugement entre le président algérien et le monarque marocain? Ces derniers temps, j'ai eu l'occasion de dîner avec Jean Daniel à plusieurs reprises. Il avait gardé toute sa tête même si une légère surdité obligeait son interlocuteur à élever la voix. Sur l'Algérie il avait des idées fixes. Pour lui, c'est un continent perdu, figé où rien ne bouge. Vous aurez beau déployer des trésors d'arguments, il dira oui de la tête, mais n'en pensera pas moins en vous relançant sur tout ce qui n'avance pas dans notre pays. En cela il est bien algérien Jean Daniel. Il ne voit que le côté noir de notre pays. Quant au côté lumineux, il ne le cite pas, car, pour lui, il ne doit rien aux gestionnaires politiques et tout à la providence. Hervé Bourges émissaire de Ben Bella en Kabylie Hervé Bourges, un autre ami de l'Algérie, nous a quittés à 87 ans, relativement jeune comparé au centenaire Jean Daniel. Hervé Bourges était un grand journaliste, mais aussi le conseiller du président Ben Bella. Dans son dernier livre au titre si émouvant: «J'ai trop peu de temps à vivre pour perdre ce peu», publié en 2016, il raconte comment en pleine crise entre Ait Ahmed et Ben Bella il est parti en mission dans le fief du chef kabyle, à la demande de ce dernier précisera-t-il. Imprudent? Sans aucun doute. Et il le reconnaîtra. Ait Ahmed lui dira qu'avec Ben Bella il pourrait à la limite s'entendre, mais pas avec Boumediene. Pas avec les militaires. A propos du conflit entre Ben Bella et Boumediene il apporte une révélation de taille. Pour lui la rupture entre les deux hommes date de la guerre Algérie-Maroc de l'automne 63 à l'issue de laquelle Boumediene a reproché à Ben Bella le cessez -le-feu avec le Maroc: «En fait, Ben Bella était proche du Maroc (d'origine marocaine, Ndlr) et là, il y a eu un vrai problème, c'est vrai.», confiera-t-il à RFI. Il ajoutera qu'au-delà d'un problème de personnes, l'autre pièce de la rupture est la divergence entre Ben Bella qui voulait un pouvoir civil dominé par le FLN alors que Boumediene c'était l'armée aux commandes du pays.