Habiter une maison de la vieille ville (place d'Armes), c'est d'abord accepter de vivre en société dans un esprit communautaire. Ainsi et au fil des années, voire même des siècles, chaque famille occupant un majless (dar arab) aura assimilé toutes les tâches qui lui reviennent et auxquelles elle doit se plier. En utilisant la fontaine commune ou le puits. Tout le monde s'attelle, d'abord, à faire provision d'eau dans les meilleurs délais possibles pour laisser place à celle qui doit s'occuper à la «dala», c'est-à-dire le nettoyage de la cour «ouast eddar» et les autres parties communes tels les toilettes, les escaliers et «skifa» l'entrée principale de la maison. Cette tâche se répète chaque jour et c'est à tour de rôle «dala» que les locataires se mettent au nettoyage, surtout si la propriétaire «moulet eddar» y habite avec les locataires, ce qui lui donne un droit de regard sur cette mission, tenant à ce que la maison soit toujours bien propre. Sur ce point, «moulet eddar» est à cheval, même en ce qui concerne le «dehlis», un endroit conçu pour le stockage du charbon, et que tout le monde utilise. En ces temps-là, point de gaz, encore moins de cuisinière. Une «m'naoula» fait office de cuisine, installée à même le sol sur le couloir face à la pièce occupée. Un kanoun, une tabouna, et une marmite en argile «bourmat el fekhar», une poêle et «zezouia», ou un «briq» cafetière, constituent l'essentiel des ustensiles utilisés. Pour allumer le kanoun, rien de mieux qu'une «ftila», un morceau de tissu imbibé d'huile que l'on enfouit sous le charbon après y avoir mis le feu. Pour attiser la flamme, la ménagère utilise le «baqqâtt» généralement ce sont des morceaux de tuyau servant de cheminée, ou les boîtes de conserve telle la tomate après utilisation. Bien lavée, la boîte est utilisée en guise de cheminée placée sur le kanoun, et, bien sûr, le «marouha» un éventail à main fait de «halfa» tressée. En ces temps-là, le reste de café n'est jamais jeté. Il est mis dans «bourmet s'fou», un réceptacle réservé à cet effet, et servant à faire bouillir les restes du café après lui avoir ajouté deux ou trois cuillérées de café moulu. Ce café est torréfié à la maison sur un tadjine et une tabouna. Une fois grillé, le café est passé dans une «rahaya», moulin à tiroir, qui le pulvérise. Dès que le café est prêt, il est servi. La ménagère installe sa «gassaâ» en bois à moitié remplie de semoule et se prépare à pétrir la galette. Un peu d'eau, de sel, du levain, et le tour est joué. Mais s'il y a un événement qui se prépare, les choses vont autrement. C'est la «chakhchoukha, el ftir ou el m'kartfa et l'égritlia» que l'on prépare deux à trois jours à l'avance. Puisque c'est des pâtes que la ménagère prépare à base de farine et qu'elle doit faire sécher à l'ombre, pour ne pas avoir «le goût du soleil» une fois préparées. Toutes ces occupations commencent souvent dès l'aube et ne se terminent qu'à l'extinction des feux. Ne disposant pas d'électricité, le «kainqui», une lampe généralement en cuivre avec une extrémité en verre qui est, en fait, la cheminée qui protège aussi la «ftila» qui brûle à l'aide de «gaz» qui remplit le fond rond de la lampe. Ceux, moins aisés, s'éclairent à l'aide de bougies. Les voisines vont veiller les unes chez les autres pour s'entraider à couper en tous petits morceaux la galette pour préparer la «chakhchoukha», dîner du «Mouloud», pendant que les hommes discutent de choses et d'autres, assis sur un «djeld», peau de mouton, utilisé en guise de tapis, autour d'une «maïda» et un bon thé chaud à la menthe. Préparer le Mawled Ennabaoui La vie s'écoule ainsi entrecoupée par les manifestations ponctuelles qui mettent à contribution toute la maison «El dayr». La naissance du Prophète (Qsssl) est un événement très attendu et bien fêté. D'abord, il y a les grands nettoyages où la maison est lavée à grande eau. A la veille du Mawled ennabaoui, tout l'intérieur doit être repeint. C'est la propriétaire qui achète de la chaux que l'on versera dans des fûts pleins d'eau. Il suffira alors de quelques bâtonnets de «nila» pour avoir une coloration bleue avec laquelle on enduira les murs de la maison «ouast eddar», en s'aidant de petits balais en «diss». Il y a aussi d'autres préparatifs marquant le Mawled : chaque ménagère prépare sa «rouina», semoule de blé moulu en poudre, pour préparer la «zrira». Un plat réservé à la femme qui accouche, et est préparé à base de beurre et miel chauds. Une tradition perpétuée des siècles durant et transmise de génération en génération. Le jour «J», c'est l'effervescence dans «ouast eddar». 3h du matin, tout le monde est sur pied, le Prophète est né. La zrira se prépare, du café et du lait à flots. Des youyous d'ici et là venant de toute la vieille ville. Les hommes sont dehors, «El Issaoui» font le tour des quartiers en chantant la naissance de Mohammed (Qsssl), des drapeaux multicolores, des kainquis en cire illuminent les rues les plus sombres, mais égayées par les éclats de rires d'enfants sautillant avec leurs bougies en main pendant que quelques femmes profitent du trou du portail pour regarder et admirer le passage des Issaouis. Elles devront se hâter, car il faut préparer le «sfendj», des beignets à base de farine, que les femmes font frire à l'huile chaude et imprégnés de miel, c'est la tradition qui rapporte que la mère du Prophète (Qsssl) après son accouchement avait pris de la zrira et du sfendj. Quant au repas de midi, c'est une chorba fric et une bonne galette chaude. Pour le soir, c'est la continuité de la fête qui, après avoir mangé de la chakhchoukha ou El Mhatfa, préparée la veille, généralement avec du poulet, c'est au tour des bougies que la maîtresse de maison allume dans chaque coin, en procédant au «b'khour», une opération destinée à parfumer tous les coins de la maison, pièces, escaliers, ouast eddar, avec des pierres parfumées que la femme met de côté pour une telle occasion. Le «djaoui», une substance rocheuse, mais tendre, facile à casser, une fois jetée dans le kanoun, il dégage une dense fumée et une odeur parfumée. Les voisines s'échangeront les assiettes entre elles, selon les préparations de chacune, sous les yeux des hommes qui discutent et parfois sortent pour aller fêter le Mawled sur les bords des trottoirs, avec un thé à la main, pour surveiller les enfants qui saisissent l'occasion pour s'éclater avec leurs pétards. Minuit venu, tout le monde est rappelé à l'ordre par la reprise du train de vie, le lendemain appartient aux lève-tôt. Les hommes au travail, les enfants à l'école, et les femmes aux tâches ménagères. Un autre rendez-vous attend ces dernières, elles ont décidé d'aider une voisine à préparer son couscous, «el aoûla». Et c'est aussi la fête à chaque fois que l'une d'entre elles se décide à préparer le couscous. Donc, place à la «touiza»! Touiza, solidarité au féminin Eh oui, du temps de ouast eddar, et où les bonnes traditions étaient l'ombre gardienne, la touiza était un élan de solidarité sans rival. Les femmes se donnaient des coups de main à chaque rude tâche, telle «el aoûla». Pour cette opération, toutes les femmes laissent de côté leurs occupations journalières pour aider à rouler le couscous. La préparation du couscous est tout un cérémonial que chacune observe scrupuleusement. En ce jour, le repas collectif est offert par celle qui a mis tout le monde à contribution. Installées dans ouast eddar, des mains expertes s'agitent en des gestes rapides dans les «gassaâ» en bois. Le couscous est ainsi calibré grâce aux mouvements des paumes compressant les grains de semoule. C'est généralement, aux vieilles femmes que revient l'honneur de juger du travail accompli. Pour que vienne ensuite le tour des femmes munies de «gherbal» connu aussi sous le nom de «sayar» pour tamiser le produit ainsi obtenu, et enfin le transformer en couscous après être moulu et cuit une première fois à la vapeur «fayer» dans un grand couscoussier «tandjra», avant d'être étendu sur des draps en plein Ouast eddar afin qu'il sèche au soleil, d'où il sera mis, après séchage, dans des sacs et entreposé dans une pièce qu'ils appellent «bit el aoûla». D'autres opérations viendront se joindre à celle du couscous, dans un traditionnel en voie de disparition. Les ménagères d'autrefois avaient un esprit créatif et économe qui reflète la situation socio-économique. Le «guedid» viande séchée et salée, ainsi que le «khlyî» une viande cuite à la vapeur, assaisonnée et conservée dans des jarres pleines d'huile et de gras fondu. Avec cela, il y aura aussi le concentré de tomate fait maison que la femme bonoîse préparait à chaque fin d'été. Pendant que la tomate écrasée sèche dans de grands plateaux «sinia», après avoir été bien lavée et passée à la moulinette et salée, la ménagère prépare la «harissa» avec du poivron rouge cuit à la vapeur et passé à la moulinette, puis bien épicé, pour être ensuite rempli dans des bocaux, ainsi que la tomate concentrée. C'est dire que les maîtresses de maison étaient prévoyantes et seuls les légumes étaient achetés au jour le jour. Kesret laâdame et lebradj Ainsi la vie à l'intérieur des maisons antiques de la place d'Armes était organisée de telle façon que les familles avaient à faire face aux seules menues dépenses de la journée. Mais en ces périodes de printemps, les maisons sont dans tous leurs états lorsque les préparatifs aux fêtes de printemps sont annoncés. Là, ce sont les enfants qui se réjouissent. Puisqu'il faut préparer kesret laâdame «galette d'oeufs», sur laquelle on placera un oeuf tout entier, cuit avec sa coquille. Cette kesra, les enfants vont jouer avec, en la faisant rouler sur le gazon de «Sebaâ r'goud» les sept dormeurs, une montagne qui surplombe la vieille ville au nord. Selon la tradition, ce jeu consiste à assurer un printemps verdoyant et une terre fertile pour l'année prochaine. Quant aux adultes, ils vont fêter le printemps à leur manière, d'où les femmes préparent «lebradj», une galette de «ghars» pâte de dattes, que les femmes interposent à l'intérieur de la galette de semoule, ce qui lui donne un goût sucré, et que les femmes font cuire sur le tadjine. Pour apprécier son goût, les Bonoîses s'organisent en groupes et allaient pique-niquer, emportant avec elles lebradj, l'ben «petit-lait», du café ou du thé, et se rendaient au Sebaâ r'goud, surveillant ainsi les gosses jouant avec leurs galettes à l'air libre. En ces temps de misère, rares étaient les familles qui pouvaient se permettre lebradj, pâtisserie de luxe réservée aux seules grandes familles, c'était plutôt la «tamina» qui faisait le bonheur de plus d'un dans les quartiers de la vieille ville. En dépit de la pauvreté de la population pendant ces années-là, et ses conditions difficiles, l'élan de solidarité se solidifie de plus en plus. Et c'est surtout pendant le mois sacré que la vie, dans ces maisons, est la plus intéressante. D'où l'attitude des bonnes femmes qui entendent se surpasser dans l'art culinaire. Ainsi, elles étalent et mettent en évidence leur savoir pour mijoter les meilleurs plats possibles. Les familles pauvres, elle, même si elle cachent leur dénuement, ne sont pas moins aidées par les voisines afin que tout le monde puisse passer le Ramadhan dans de bonnes conditions. En ces temps-là, l'aide était très significative et les gens s'empressaient de trouver toutes les solutions possibles afin de permettre aux dépourvus de manger à leur faim. Beaucoup de mendiants à l'époque trouvaient un repas chaud au sein de ces maisons, où ils sont installés dans ouast eddar autour d'un «sni», grand plat rond en métal, où s'y dresse le même repas que celui de la famille. Cette opération durera les 30 jours du mois sacré, pour, enfin, les coeurs charitables, malgré les conditions difficiles, auront apporté une joie dans le coeur d'une personne pauvre, et c'est là toute la satisfaction. Malheureusement, ce sont des habitudes qui se sont perdues. Comme est complètement perdue la vieille ville et ses maisons tombées en ruine. Et toute, une identité effacée, avec les joies et les peines de plusieurs générations, effacées des souvenirs et plongées dans l'oubli. La place d'Armes renaîtra-t-elle un jour de ses cendres?