L'Expression: Vous avez commencé à écrire dès vos premières années à l'université de Tizi Ouzou, c'était quand au juste et comment est née cette passion? Said Ourrad: Ma rencontre avec l'écriture - avec plutôt l'envie d'écrire - s'est produite dans les premières années de mes études de médecine à l'université de Tizi Ouzou. Le bouleversement politique profond du début des années 90 m'a profondément impacté, le tsunami de violence qui s'en est suivi avait été dévastateur pour moi, au point de vouloir fuir ce climat d'insécurité, tout abandonner, quitter le pays, déserter les bancs de la fac et partir loin, très loin. Certes, le courage me faisait défaut, mais surtout je ne voulais pas faire de la peine à mes parents et leur faire subir une déception de taille, eux qui ont tout tablé sur mes études, la seule issue pour échapper à ma condition sociale atavique. Donc, pendant cette période de crise existentielle, j'avais subi une remise en question en profondeur de tout ce que j'avais vécu jusque-là, j'étais très secoué dans mes convictions et mes certitudes; j'avais l'impression de sombrer dans les abimes et personne ne pouvait rien pour moi. Pouvez-vous nous en dire plus sur comment avez-vous vécu cette période tragique qui vous a en quelque sorte amené à l'écriture? En effet, j'ai vécu le début des années 90 avec une double angoisse. D'abord, celle que je ressentais à ce moment-là, très forte, insupportable, mais aussi celle de faire un effort supplémentaire pour cacher mon état aux miens. Car, dans la société kabyle, toute faiblesse de l'individu est interprétée comme un relâchement. Alors que je cherchais une échappatoire, l'idée d'écrire a émergé dans cette tempête psychologique. J'avoue que c'était une petite bouée dans la noyade assurée, pour éviter de sombrer complètement dans la folie et extérioriser ce mal-être que personne autour de moi ne comprenait vraiment. Un peu plus tard, j'ai commencé à écrire de petits bouts de papiers pour les copains(es), de petites chroniques et de petits billets, souvent à contenance sarcastique et ironique; j'ai fini par comprendre que j'ai toujours porté une lourde frustration en moi, face aux gens les mots me manquaient. Est-ce un manque de confiance en soi? Un excès de timidité? L'écriture a donc vite fait de vous réconforter un peu... Je dois dire qu'après avoir mis en place cette méthode, je me suis senti libéré d'un lourd fardeau. Puis il y a eu ce départ vers la France où vous avez vécu une période toute particulière, suite à laquelle vous êtes parvenu à devenir le psychiatre dont vous rêviez. Mais l'écriture et son amour n'ont pas disparu pour autant, n'est-ce pas? Est-ce que le fait d'exercer le métier de psychiatre que vous semblez avoir choisi par amour ne suffit pas pour vous pour lui ajouter l'écriture littéraire? Le métier de psychiatre est essentiellement basé sur l'écoute, l'empathie et l'accompagnement. Dans ma pratique quotidienne et ponctuellement de l'expertise psychiatrique pour les tribunaux, j'ai eu à traiter des histoires cocasses, d'autres saugrenues, parfois cruelles, allant d'une simple affaire d'agression jusqu'au meurtre ou viol. Mais aucune de ces histoires ne m'ont donné envie de les raconter dans un livre. À mon sens, l'écriture est une autre pratique, qui est en dehors de la profession exercée. C'est une autre forme de liberté, une échappatoire à l'ennui, on peut même la qualifier de loisir ou de distraction car ça procure une forme d'évasion à la réalité qui nous entoure. C'est aussi l'envie d'exprimer son point de vue, donner sa vision du monde et ainsi parler de sa sensibilité. Pour écrire, il me semble que les idées ne suffisent pas, il faut aller au-delà de sa peur et oser passer à l'acte, c'est-à-dire écrire. Je peux vous dire que j'ai tendance à rechercher tout le temps de nouveaux projets, ce qui fatigue mon entourage direct. Je me définis comme un hyperactif calme, j'ai tout le temps besoin d'avoir quelque chose à croquer sous la dent, sinon je m'ennuie rapidement. Enfant, je me suis beaucoup ennuyé dans ma cellule familiale. Seul enfant de la famille à ce moment-là, j'ai été entouré exclusivement d'adultes, avec les tantes, les oncles, mes parents. Très tôt, j'avais pris conscience que je devait inventer un autre décor pour échapper à celui des adultes. Je me réfugiais dans mon imagination, le seul coin où on ne pouvait rien m'interdire. Parlez-nous un peu de la genèse de votre premier roman? Alors que je cherchais une idée pour un manuscrit, voilà qu'un jour j'ai publié sur Facebook un petit billet décrivant une adolescente apeurée, adossée au portillon de sa maison. Hamid, un gentil monsieur de Sidi-Bel-Abbès, un homonyme, me fait un commentaire assez élogieux. Partant de cette description, j'ai progressivement construit une histoire autour d'un viol et quelques mois après j'avais terminé le premier jet de «Résilience Inachevée». L'idée de la scénariste (Céline, personnage principal) qui réalise son premier film, en grande partie autobiographique, s'est imposée au manuscrit car je possède quelques connaissances du fonctionnement du milieu du cinéma, auquel je me suis beaucoup intéressé et côtoyé en amateur, ce qui m'a permis d'étoffer mon manuscrit facilement. La petite fille abusée sexuellement par son beau-père va réaliser son film dans lequel elle va raconter son parcours de vie de l'enfance à l'adolescence jusqu'à l'âge adulte. Le roman commence par une scène, la veille de la projection du film en avant-première. Bien sûr, le viol a eu un impact psychologique important sur elle. Elle est sujette à des «crises de lavage», cette obsession à se doucher régulièrement et parfois à se frotter les parties intimes jusqu'au sang, caractéristiques des personnes abusées. Et aussi, elle ne pouvait avoir de rapports sexuels avec les hommes, ce qui était aussi une source de souffrance. Au fur et à mesure que son film est projeté, Céline remet en question le contenu de son film, bien qu'il ait eu un succès au-delà des espérances. Dans ce roman, j'ai joué sur les deux tableaux, fiction et réalité. On découvre à travers le film la vie de Céline de l'enfance à l'adolescence. Mais dans la réalité, son violeur n'a jamais été poursuivi comme dans son film où il a été condamné. Puis Céline, en pleine remise en question, renoue avec Ghilas, un réalisateur kabyle qui était son mentor, son confident et aussi son amoureux, qu'elle a perdu de vue tout le long de l'écriture de son film et le tournage. Ghilas porte en lui un traumatisme qu'il noie dans le cinéma. Y a-t-il beaucoup de réalités vécues dans ce roman? Mon roman est une pure fiction, pour l'écrire je n'ai puisé que dans mon imagination. Je voulais aussi raconter à ma façon le traumatisme des années 90, que chacun de nous a eu à subir et qui nous a marqué dans notre propre chair. Ghilas, le Kabyle, a assisté à l'assassinat de son père. Il a d'abord subi l'exil interne, en quittant Alger pour se réfugier au fin fond des montagnes de la Kabylie, puis il a pris le chemin de l'exil en France en compagnie de sa mère quand les maquis étaient infestés de barbus à la recherche de tout opposant à leur projet politique. Son père journaliste avait un passé de militant, à la fin des années 80, il a créé un journal indépendant d'abord pour dénoncer un pouvoir corrompu puis les islamistes qui voulaient à tout prix mettre fin à toute liberté. Ghilas était une victime collatérale. Son espoir a été violé par ceux qui portaient un projet politique pervers. Comme Céline, lui aussi porte une blessure profonde, il s'investit dans les métiers de la fiction (le cinéma) pour mieux oublier la réalité, sa réalité. Les deux histoires vont-elles les rapprocher pour autant? Il y a quand même une part d'autobiographie dans ce roman? S'il y a une partie autobiographique, c'est bien celle de Ghilas, kabyle comme moi et victime collatérale de la guerre civile des années 90 en Algérie et qui investit le monde du cinéma (fiction) pour oublier sa propre réalité. Mais son histoire est loin d'être la mienne. Comment s'est effectuée l'édition de ce roman en Algérie quand on connaît la difficulté de se faire publier, surtout pour la première fois et en plus dans un contexte de crise sanitaire mondiale? Quand j'ai commencé à envoyer mon manuscrit aux maisons d'édition en France, j'étais persuadé qu'aucune ne l'accepterait, car il n'y a, seulement, que moins de 5% de manuscrits qui sont publiés. Quelle' a été ma surprise quand j'ai reçu plusieurs réponses positives. Réflexe d'amateur, le premier qui m'a répondu, j'ai signé chez lui. Pour l'Algérie, je l'ai publié à compte d'auteur chez l'édition la Pensée, Monsieur Arkat Mohand, que j'ai contacté, a rapidement accepté de s'en occuper, qu'il trouve ici tous mes remerciements. J'ai tenu à le publier en Algérie, car c'est mon pays, et je voulais, par ma modeste contribution, enrichir cet édifice du monde du livre. J'attends avec impatience le retour des lecteurs. Parlez-nous un peu de votre univers littéraire, les romans et les écrivains que vous avez lus depuis vos tout débuts, votre écrivain préféré, le meilleur roman que vous ayez lu, etc. À l'université de Hasnaoua, j'ai lu tout ce qui me tombait entre les mains. Les romans se passaient d'étudiant à étudiant, à cette époque, il y avait peu de livres et les moyens nous faisaient défaut. J'ai été, essentiellement, marqué par la lecture de «La mise à nu» de Abdelhamid Benhadouga. Ce roman a complètement changé ma vision de la vie, mon regard de mon environnement et m'a fait grandir. Un roman qui m'a fait plonger dans les profondeurs de cette société algérienne assez secrète, que je ne connaissais qu'à travers le prisme de la rumeur, des anecdotes et des ouï-dire. J'ai été subjugué par ses descriptions, moi qui venais d'un petit village kabyle, avec tous mes complexes, et qui ignorais tout dans le fonctionnement de la société. À l'époque, Alger était déjà pour moi un autre pays, une autre contrée, très lointaine, un territoire insaisissable. En quelque sorte, ce livre m'a fait expulser de ma naïveté naturelle, de ma candeur et m'a projeté dans le monde incrédule. Bien sûr, il y a Camus avec ses beaux textes, tous les classiques de la littérature française et des écrivains kabyles (Tahar Djaout, Mammeri...). J'ai adoré aussi Moravia, un talent exceptionnel, ses descriptions sont hallucinantes. L'ennui, lui et moi et tant d'autres de ses romans m'ont longtemps accompagné dans mes insomnies. Un roman qui m'a beaucoup marqué aussi c'est «L'Insoutenable légèreté de l'être» de Milan Kundera. Il m'a essentiellement conquis avec ce thème de l'exil et du rapport aux autres, je me suis senti rapidement très proche de ses personnages, qui évoluent pourtant dans un environnement loin de ma propre culture. Préparez-vous un autre ouvrage? Je viens de terminer la mouture de mon prochain roman. J'attends le retour de mes bêta-lecteurs pour procéder à une correction profonde. C'est un sujet d'actualité: une ponte algérienne vient se soigner en France dans un service de référence. C'est a contrario qu'il est pris en charge par un médecin d'origine algérienne. Les histoires personnelles des deux compatriotes vont s'affronter dans un contexte de bouleversement politique.