L'ANNEE 1825 annonçait de grands remous dans toute la région, et spécialement du côté de la frontière ouest et du côté de la ville d'Oran. La plupart des tribus étaient dans une excitation guerrière extrême, fourbissant leurs armes, s'interpellant, discutant, commentant la rumeur d'une souterraine confrontation générale. Dans les confréries, plusieurs chefs parlaient de djihad, un mot divin, récurrent dans le malheur, un cri de guerre juste, éveilleur de conscience et attiseur de foyers patriotiques. Il était partout prononcé et faisait vibrer de toute sa foi «l'aristocratie religieuse» qui semblait vouloir s'engager pour une union fraternelle et politique contre les ennemis des Algériens. L'idée se propageait dans les tribus du centre du beylik, lesquelles, à leur tour, la répercutaient loin et largement dans les tribus des Beni Ameur, des Charaga, des Flitta, des Bordjia, des Gharaba, et dans d'autres plus ou moins importantes. Le vieux et timoré bey Hassan Les Hâchim (I), subdivisés en partie Hâchim-Gharaba et en partie Hâchim-Charaga, de loin formant la plus ancienne et la plus importante tribu, les Beni Gharaba (tribus du sud-ouest d'Oran) et les Beni Ameur (en partie Beni Ameur-Gharaba et Beni AmeurCharaga) se concertaient, bon gré mal gré, sous l'impulsion des Qâdirîya qui étaient tous derrière Mohieddine. Cette confrérie allait jouer, forte de l'influence de son organisation religieuse sur les vastes territoires de l'Ouest algérien et de part et d'autre de la frontière algéro-marocaine, le rôle de catalyseur politique. Mais des hésitations persistaient au sein des tribus, car face au pouvoir beylical, ces tribus n'avaient pas le même intérêt à le combattre, et chacune cherchant le leadership à son seul profit. Toutefois, l'opposition des Hâchim au bey d'Oran est incontestablement la plus ancienne, la plus puissante et la plus avérée, historiquement. C'est l'occasion de donner maintenant un résumé sur ces «trois groupes de parentés»» à la «veille» du prochain bouleversement que l'Algérie tout entière allait connaître avec l'expédition militaire française de 1830 et ses conséquences dans l'Ouest algérien. Parmi ces conséquences directes, il y a lieu, par anticipation, de citer: l'impuissance du vieux et timoré bey Hassan à protéger Oran contre l'envahisseur français; le soulèvement des tribus du centre, de l'Ouest à la suite de cet envahissement; l'occupation de Tlemcen par les troupes du sultan marocain Abd er-Rahman à l'appel des populations hadhar de la cité menacée par une occupation étrangère imminente, à la suite du départ précipité du bey Hassan en exil; l'installation dans cette ville par le souverain chérifien de son khalifa, en l'occurrence, son très jeune cousin et beau-frère Moulay Ali ben Slimane, sous la tutelle du caïd Idris d'Oujda. Cette décision avait pris la forme d'une réponse double: l'une aux prétentions trop exaltées pour ne pas être trop personnelles du général Clauzel sur Tlemcen; l'autre aux encouragements que lui adressèrent les confréries fraîchement ralliées à lui, les Derqâoua de 'Ouarsenis et de la partie méridionale du Titteri, et les Tidjâniya, installés depuis 1815, à Aïn-Mâdhi à 70 km environ à l'ouest de Laghouat, pour contrecarrer l'ardeur militaire du général français. Le résumé annoncé ci-dessus sur les «trois groupes de parentés», le voici. Il met en place les acteurs de la coalition tout en rappelant leurs motivations: «[Les Hâchim] participent, au xviii et xixe siècles à toutes les tentatives hostiles au beylik de l'Ouest, particulièrement à Id plus notable d'entre elles qui se déroule en 1826 en alliance avec Tedjiny et Aïn-Mandi (sic). Les Beni-Ameur, jadis en contact avec les Espagnols, sont tenus en suspicion par le beylik et • participent aux luttes de Tedjiny contre le beylik. C'est parmi eux que Mohammed Mekallech, frère du bey Osman, chargé de mettre de l'ordre dans la province en pleine révolte, surprend les deux marabouts Ben Arach et Ben Chérif. Mohammed Mekallech rejoint la puissante tribu qui s'était soulevée le jour du marché faisant plus de 600 morts. Par contre, les Gharaba auraient fait partie du makhzen, et se trouvent, par conséquent, dans une position différente des Hâchim et des Gharaba (2).» Dans la douleur et dans la dignité En 1825, Abd el Kader était un jeune homme de dix-sept ans dont le physique bien proportionné et les activités socio-culturelles et religieuses forçaient constamment l'admiration des jeunes et des vieux qui fréquentaient la zaouïâ et de ceux de son entourage familial, notamment ses deux demi-frères Mohammed-Saki et Mostefa, nés de Ourida, la première épouse de Mohieddine, son père. Mohammed-Saki, de moeurs simples, au bon coeur, était tout à ses études coraniques; Mostefa ne paraissait avoir à aucun moment un caractère bien marqué. Aucun écrit important ne leur avait été consacré dans l'historiographie traditionnelle de la grande famille du chef de la tribu des Hâchim de «l'Ouest». Par contre, la renommée de leur demi-frère cadet Abd et Kader, qui était en pleine «phase d'historicité», finit par faire de celui-ci un jeune héros de légende. Et cette légende - car elle répondait aux aspirations des populations s'ancra si profondément dans les esprits qu'elle continue, de nos jours, de marquer l'histoire de l'homme Abd el Kader. C'est dans cette réalité de faits quotidiens, à la fois stressants et salvateurs, que faisait la tache d'huile des nouvelles annonçant que l'Ouest algérien connaîtrait dans quelque temps un jeune responsable dont la mère s'appellerait essayida Zohra. On situait déjà exactement la guetna. Reprises par des populations malheureuses des abus de l'odjak, surtout celles des campagnes, assoiffées d'équité et de dignité, ces prédictions circulaient rapidement, remplissant d'espérance toute la région qui n'en voyait plus la fin de ses souffrances et qui commençait à s'abandonner au défaitisme. Ainsi, évoluaient inexorablement les facteurs d'une affirmation nationale. Certes, dans la douleur, mais dans la dignité aussi. Cette affirmation trouvait, au fur et à mesure du développement de la situation politique et sociale, tant chez un homme de justice et de culture, que chez un peuple en perpétuelle opposition au joug étranger et aux menaces plus ou moins voilées de l'avenir, les garanties de son épanouissement et de son succès. Ce sentiment populaire préoccupa le bey Hassan qui, depuis longtemps, se défiait de la famille des Hâchim dont l'audience politico-religieuse ne cessait de croître. L'inquiétude du bey était d'autant plus grande que le parti des Hâchim, soutenu par les idées inspirées de l'actualité et développées dans la zaouïa de Mohieddine, semblait le mieux informé sur le pouvoir chancelant des Turcs et sur les manoeuvres internationales contre l'Afrique du Nord. Effectivement, on n'ignorait pas que les rapports, entre un Etat français s'apprêtant de longue main à la conquête et la justifiant sans embarras, et le dey d'Alger à la tête d'un pouvoir affaibli et décadent, ne cessaient de se tendre encore en cette année 1824. L'affaire n'était pas réglée en 1827 Le bruit avait couru que le dey, exacerbé par le non-paiement de la livraison du blé au Directoire (régime qui gouverna la France de 1795 à 1799) et par les promesses non tenues des gouvernements successifs, avait fait prendre «deux bâtiments pontificaux». C'en était trop, la France n'en finissait pas de donner nettement l'impression d'avoir oublié d'honorer la transaction! Cette louche «affaire du blé» était entretenue pendant une trentaine d'années par la ruse et l'indélicatesse de «quelques hommes d'Etat parisiens (au premier chef Talleyrand), les financiers juifs algéro-livournais dont dépendaient les finances du dey (Bacri et Busnaçh), et un agent consulaire français qui jouissait dans tout le milieu diplomatique et commercial de la Méditerranée d 'une réputation exécrable (Deval) (3).» Or, la France réagit immédiatement contre «la prise». Elle transforma sa concession commerciale de La Calle (El Qala), près de Annaba, en base d'agression. Convaincue de son bon droit, elle protesta vigoureusement et envoya même le 29 octobre 1824, la frégate La Galathée pour réclamer des excuses. Dépité, le dey dut rendre les prisonniers, mais par l'intermédiaire du Consul napolitain, au lieu du consul français, et adressa à Paris de vives réclamations. «En 1827, l'affaire n 'était toujours pas réglée et le dey Hussein perdait patience. Lors d'une audience durant laquelle Deval semble s'être montré particulièrement maladroit et de mauvaise foi, il reçut pour salaire un «coup d'éventail» du maître d'Alger. Bien que l'opinion informée ne prît guère au tragique l'indignation du consul, la France décida la rupture de relations diplomatiques longtemps bonnes, voire excellentes (4).» «L'affaire du blé impayé» fut donc consacrée par l'insolite prologue du «coup d'éventail» du 29 avril 1827. Les relations diplomatiques entre les deux autorités furent rompues. Un blocus maritime «comme solution d'attente», n'ayant pas été fructueux pour eux, les Français, et le prince Jules de Polignac qui rêvait d'un «grand projet» et qui était au pouvoir sous Charles X, décidèrent de l'envoi à Alger d'un corps expéditionnaire. Le débarquement eut lieu à Sidi Ferruch, le 14 juin 1830. L'armée française de répression se rendit maîtresse d'Alger le 5 juillet, entamant ainsi un épilogue tragique qui demeura ouvert jusqu'au 5 juillet 1962. Dans la tribu des Hâchim, on n'ignorait pas non plus qu'à la même époque, l'Angleterre, «de tout temps intéressée aux Etats barbaresques», devant une clientèle empressée, celle «des marchands de blé algérien», cherchait des positions pour renforcer son influence en Méditerranée et que certains pays d'Europe, plus même les Etats-Unis, qui constituaient «les nations les plus intéressées», avaient des convoitises sur les côtes algériennes «pour assurer la sécurité de la navigation» et mettre fin à ce qu'on est convenu d'appeler «la course», cet ensemble d'opérations de guerre menées par des corsaires en Méditerranée aux XVIIe et XVIIIe siècles. Or voici que Mascara subissait les assauts de Ahmed Tidjani, un patriote et puissant chef de la confrérie Tidjâniya du Sud. Il était arrivé de sa ville Aïn-Mâdhi et auquel Ali Bou Taleb, le frère de Mohieddine, avait prêté main-forte. Mais les renforts envoyés au bey par le dey d'Alger reprirent Mascara (1827). Tidjani fut tué au combat, Ali Bou Taleb parvint à s'échapper. Le bey d'Oran, furieux, en proie à des sentiments de suspicion, s'empressa d'accuser Mohieddine d'avoir encouragé le coup de main. Mais Mohieddine, homme habile et pondéré, ne répondit pas à l'accusation. Il préféra plutôt réunir, comme à son habitude, sa famille et quelques-uns de ses compagnons de confiance, et leur faire la confidence de son coeur : aller à 'Arafat accomplir le Hadj, le pèlerinage. Il s'en expliqua avec sagesse. Ecartant d'emblée la clémence du bey, et pour éviter tout heurt avec ce dernier, il estima qu'un pèlerinage aux Lieux saints de l'Islam, longtemps retardé en raison de ses multiples responsabilités dans sa zaouïa et de la situation inchangée de la région, l'éloignerait pour un temps d'un ennemi implacable. Comme il avait cinquante ans environ, il pensa qu'il pouvait à présent se permettre d'effectuer le voyage de sa vie auquel aspire, à un temps ou à un autre, tout musulman réunissant les conditions nécessaires et suffisantes pour accomplir le Hadj, ce devoir religieux, cinquième pilier de l'Islam. Ce temps-là était arrivé pour Mohieddine...