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«Notre société est travaillée par des mouvements négatifs»
Dominique Sopo, président de SOS Racisme à l'Expression
Publié dans L'Expression le 24 - 04 - 2022

L'Expression: Quelle lecture faites-vous des résultats de la présente élection présidentielle française?
Dominique Sopo: À l' occasion de ces élections, nous voyons apparaître clairement 3 pôles: un pôle central représenté par Emmanuel Macron et qui absorbe l'aile libérale du centre-gauche et s'étend jusqu'au coeur de l'aile conservatrice de la droite française. Un pôle de gauche autour de Jean-Luc Mélenchon et un pôle d'extrême droite autour de Marine Le Pen Au sein de chacun de ces pôles, le «vote utile» a joué à plein et a vidé les électorats des autres formations ou candidats. Eric Zemmour a lourdement chuté après le transfert d'une partie importante de ses électeurs potentiels vers Marine Le Pen. Emmanuel Macron a pu bénéficier de l'apport d'une partie de l'électorat de Valérie Pécresse. Quant à Jean-Luc Mélenchon, il a notamment bénéficié d'un apport de voix de la part d'électeurs socialistes, communistes et écologistes.
Au-delà, on remarque que les 3 premiers candidats à ce 1er tour sont tous des candidats qui représentent des partis nouveaux («En Marche» d'Emmanuel Macron, qui est une création ex-nihilo qui ne date que de 2016) ou qui se placent dans une logique d'outsider et n'ont jamais gouverné nationalement (le RN de Marine Le Pen et LFI de Jean-Luc Mélenchon). Eric Zemmour, le 4e candidat (et le dernier à dépasser 5% des voix), est lui aussi le représentant d'un parti nouveau («Reconquête»). Si bien que toutes les formations traditionnelles de la Ve République (LR, PS, PCF) ou qui le sont devenus (EELV) sont comme balayées et invalidées par les électeurs. Cela crée au demeurant une situation inédite: les partis qui détiennent les pouvoir locaux (LR, PS, PCF et EELV) ne sont plus - ponctuellement ou durablement - en situation de jouer un rôle national, endossé par des formations politiques qui ont un très faible ancrage local en termes d'élus.
La présence de la représentante de l'extrême droite au second tour, n'est-il pas un signe d'un malaise profond au sein de la société? Comment peut-on expliquer cette montée en puissance de l'extrême droite en France?
Avec 3 candidats (Le Pen, Zemmour et Dupont-Aignan), l'extrême droite se présentait moins divisée à cette élection que ne l'était la gauche avec ses 6 candidats. Mais, au-delà, on remarque que le total des voix de l'extrême droite est supérieur à celui de la gauche! La qualification de Marine Le Pen résulte donc bien d'une montée en puissance de l'extrême droite. Cette montée en puissance peut s'expliquer de plusieurs façons. Mais remarquons qu'il faut aussi la voir comme un échec d'Emmanuel Macron qui, une fois élu en 2017, s'était donné comme objectif de faire refluer l'extrême droite. Or, après un quinquennat d'Emmanuel Macron, non seulement l'extrême droite n'a pas reculé, mais elle a vu son score se renforcer et la perspective de sa victoire à l'élection présidentielle n'est plus à écarter. Il faut dire qu'Emmanuel Macron a joué avec le feu en donnant des signaux à l'extrême droite, au risque de la banaliser: échanges rendus publics avec Philippe de Villiers, coup de fil rendu public entre le président et Eric Zemmour (avant que celui-ci ne soit candidat), interview donnée au média d'extrême droite Valeurs actuelles, loi contre le séparatisme qui a été votée dans une ambiance de méfiance envers les musulmans, polémiques portées par les ministres sur l' «islamo-gauchisme» et le «wokisme» et tendant à désigner comme source principale des problèmes de vivre-ensemble non plus les racistes mais les noirs, les Arabes et les antiracistes. Comme le dit l'adage, «on préfère l'original à la copie». Si bien qu'Emmanuel Macron, par cette stratégie, n'a pas gagné des voix sur l'extrême droite mais lui en a apportées. Cette banalisation de l'extrême droite et cette offensive contre les antiracistes viennent cependant de plus loin. En effet, depuis l'accès de Jean-Marie Le Pen au second tour de l'élection présidentielle en 2002 et encore davantage depuis l'arrivée de Marine Le Pen à la tête du FN en 2011, une musique de plus en plus forte a été jouée. Elle consistait à dire qu'il fallait cesser de qualifier le FN, ses dirigeants, ses membres de racistes. Que tout cela consistait, de façon inefficace, à faire de la morale. Cette offensive consistait également à se baser sur la réalité des attentats menés au nom de l'islam sur notre territoire pour affirmer de façon de plus en plus insistante, et souvent sous le couvert d'un discours républicain, que le problème, ça n'était pas les «Français de souche» racistes mais les noirs, les Arabes, les musulmans ravalés au statut d'êtres violents, douteux sur la République, rétifs à la laïcité, attirés par l'antisémitisme. Bref, des êtres à rééduquer, bien loin de la «naïveté», de la «complaisance» ou de la «duplicité» alors reprochées aux antiracistes. Au bout de tant d'années d'une parole antiraciste marginalisée par de larges fractions politiques, intellectuelles et médiatiques, on en voit le très logique résultat: une Marine Le Pen «banalisée» et donc face à laquelle bien des préventions sont tombées. Notons d'ailleurs que cette complaisance a pu fonctionner pleinement parce qu'elle est soutenue par des fractions croissantes de la bourgeoisie, inquiètes de voir de plus en plus de personnes d'origine maghrébine ou subsaharienne arriver à des postes à responsabilité et donc remettre en cause la mainmise de la bourgeoisie traditionnelle sur les meilleures positions sociales. La lutte pour les meilleures places dans la société - qui plus est lorsque les outsiders appartiennent aux populations anciennement colonisées sur lesquelles pèsent encore un système de représentations qui les condamne à l'illégitimité sociale - est une source de tensions non dites mais bien réelles. Enfin, pour en revenir à une dynamique plus récente, on notera que les deux derniers quinquennats - ceux de Hollande et de Macron - ont une dynamique commune: celle du triomphe de la technocratie, au détriment d'un dialogue avec les corps intermédiaires (syndicats, associations...) et avec une pointe de dédain, flagrant chez Macron, envers ces corps intermédiaires et le peuple.
Notons que ce dédain est allé jusqu'à la brutalisation du mouvement social, comme le montre le traitement du mouvement des Gilets jaunes, un mouvement pour lequel j'ai peu de sympathie mais qui a été la cible d'interventions policières inadmissibles qui ont conduit à des éborgnements et à des mutilations. Ce rapport aux corps intermédiaires, au mouvement social et au peuple contribue à l'affaissement de la qualité du débat public et favorise les logiques populistes dont Marine Le Pen tire évidemment profit.
Un pan entier de la société française est abasourdi par la réédition du face-à-face de 2017. Quel enseignement en tirez-vous à SOS Racisme?
Nous constatons que notre société est travaillée par de profonds mouvements négatifs depuis de trop nombreuses années, et notamment une complaisance d'une partie des élites à l'endroit du discours de Marine Le Pen. Non pas parce que ces élites se reconnaîtraient massivement dans la famille politique de l'extrême droite mais parce qu'elles seraient inquiètes de leur sort social personnel, dans un contexte de concurrence de plus en plus vive entre elles et des populations minorisées dans l'accès aux positions sociales les plus valorisées. À cet égard, il est intéressant de voir qu'Eric Zemmour, le plus agressif des candidats d'extrême droite dont le discours a contribué à la banalisation de Marine Le Pen, a fait l'objet d'une complaisance stupéfiante depuis de nombreuses années dans de nombreux médias. Il travaille ou a travaillé pour France Télévisions, RTL, I-Télé, Paris Première, Le Figaro Magazine et C News. Sans compter les nombreuses interviews qui ont accompagné la sortie de chacun de ses livres. Il est tout aussi intéressant de constater que son électorat est un électorat relativement bourgeois, comme l'était l'électorat de Jean-Marie Le Pen. Au-delà de cette complaisance d'une partie des élites françaises vis-à-vis du discours «anti- immigré» de l'extrême droite, il faut aussi que nous tirions les leçons de l'incapacité du camp qui s'oppose à l'extrême droite à contrer suffisamment fortement cette dernière. Cela nécessite de rebâtir un camp antiraciste qui sorte de ses divisions insensées impulsées par des groupes sectaires et caricaturaux (je pense notamment à ce que l'on appelle la mouvance «indigéniste»). Cela nécessite de porter des exigences fortes à l'endroit de centres de décision qui ont fait bien peu en matière de lutte contre les discriminations raciales ou contre le racisme dans la police, contribuant ainsi à affaiblir un mouvement antiraciste privé de victoires significatives (d'autant que les avancées obtenues sont peu portées politiquement et ne sont jamais mises au crédit du mouvement antiraciste par les pouvoirs publics). Cela nécessite de reconstruire des ponts entre les quartiers populaires et les centre-villes, loin de l'illusion d'une force propre aux quartiers populaires et loin d'expressions venues des centre-villes et qui ne considèrent les habitants des quartiers populaires que comme des surfaces de projection de leurs fantasmes. Fantasmes agressifs de l'Autre vu comme un barbare à redresser. Mais aussi fantasme du petit-bourgeois pour qui l'habitant du quartier populaire est une «pure victime» que l'on soutient par divertissement et que l'on enferme dans des impasses qui ont la saveur d'une pseudo-radicalité et la certitude du perpétuel échec.
Pourquoi depuis au moins deux décennies, les thèmes de l'immigration et la sécurité envahissent-ils les discours électoraux en France?
Cette réalité découle de ce que j'ai avancé dans les réponses aux deux questions précédentes. Il y a une peur des populations issues des immigrations maghrébines et subsahariennes. Une peur fondée sur les clichés issus de notre passé colonial (et notamment les clichés du noir barbare et de l'homme arabe violent). Une peur renforcée ou réactivée par les attentats islamistes perpétrés en France et dans le monde (c'est d'ailleurs l'un des grands buts ouvertement recherchés par les «cerveaux» de ces attentats). Et une peur sur laquelle l'extrême droite et des fractions croissantes de la classe politique française ont surfé. Quand on entend par exemple Valérie Pécresse, candidate qui se déclare «chiraquienne», reprendre en pleine campagne électorale la théorie raciste et complotiste du «grand remplacement» (selon laquelle les élites et les juifs chercheraient à remplacer les Blancs par des Noirs et des Arabes!) ou l'expression «Français de papier» venue de l'extrême droite, on constate la porosité croissante entre l'extrême droite stricto sensu et d'autres familles politiques. C'est cette porosité que l'on constate également chez des gens qui se réclament de la gauche et qui, au nom de la laïcité, ont détourné ce très beau concept pour en faire un paravent à un discours d'hostilité aux Arabo-musulmans, perpétuellement suspects de haine des valeurs de la République et de complaisance à l'endroit de l'islamisme. Cela ne signifie évidemment pas qu'il n'y ait pas de problématiques liées à la laïcité, au rapport à l'égalité entre les hommes et les femmes, à l'antisémitisme, à l'islamisme... Mais le problème de ces mouvances «néo-laïques», c'est qu'elles ne sont pas là pour travailler ces problématiques. Ces dernières ne sont mises en avant que pour nourrir une généralisation typique du racisme et pour aboutir à une seule fin: la stigmatisation de groupes au sein de notre société.


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