L'Expression: Pouvez-vous nous raconter comment et quand est née votre passion dévorante pour la littérature? Ania Mezaguer: Mon amour pour la littérature est né de mon amour pour les livres, bien avant même que je sache lire. Dès l'âge de quatre ou cinq ans, je baignais dans un univers où la lecture était presque sacrée. Entre 18h et 20h, un silence de cathédrale régnait à la maison, car mes parents étaient absorbés par leurs livres. Intriguée par cette fascination qu'ils avaient pour ces objets, je les observais avec admiration et tentais de les imiter, surtout ma mère. Je tournais les pages en même temps qu'elle, parfois avec le livre à l'envers, persuadée de «lire» comme elle. Un jour, inspirée par cette passion silencieuse, j'ai décidé de créer mon propre livre. J'ai rassemblé des feuilles à petits carreaux bleus et dessiné des lignes en forme de ressorts verticaux, remplissant chaque page, persuadée de reproduire un véritable roman. La couverture du livre L'Ange combattant de Pearl Buck m'avait particulièrement marquée, et c'est en imitant cet ouvrage que je me suis lancée. Lorsque j'ai présenté mon «livre» à ma mère en lui annonçant fièrement que c'était mon oeuvre, elle a souri et m'a proposé d'ajouter une couverture en mentionnant mon nom. Puis, sous mes yeux émerveillés, elle a écrit: Ania Mezaguer, écrivaine. Ce fut un moment de fierté inoubliable. Mais mon véritable amour pour la littérature s'est révélé lorsque j'ai commencé à lire des contes et des histoires captivantes. Ces récits ont nourri mon imaginaire et m'ont donné envie, à mon tour, de raconter des histoires. L'idée d'écrire votre premier roman Rassa mora est née comment? Il est important de préciser que Rassa Morra n'est pas mon premier roman écrit, mais c'est le premier à avoir été publié. Il s'agit aussi du dernier manuscrit que j'ai écrit. L'idée de ce roman d'autofiction m'est venue d'un besoin urgent de mettre en lumière une thématique encore trop rarement abordée: le harcèlement moral au travail, dont les victimes sont majoritairement des femmes, mais qui peut être perpétré aussi bien par des hommes que par des femmes. De par mon expérience en tant que directrice des Ressources humaines et formatrice en soft skills, j'avais une volonté de sensibilisation. Il s'agit d'un appel à réveiller les consciences face aux comportements inadéquats de certains individus qui, sous le couvert de professions dites «prestigieuses», sèment le chaos dans des environnements supposément professionnels. Ce n'est pas la gravité du fait qui me préoccupe uniquement, mais son acceptation et sa banalisation. J'ai été témoin de nombreuses situations où l'immaturité professionnelle et le manque d'éthique gangrènent l'environnement de travail. J'ai voulu tirer la sonnette d'alarme et exposer ces dysfonctionnements, qui existent non seulement dans certaines multinationales (milieu que je connais très bien), mais aussi dans toutes les entreprises, qu'elles soient privées, publiques ou étatiques, et quel que soit leur secteur d'activité. À travers Rassa Morra, j'ai voulu provoquer une prise de conscience chez les professionnels. L'objectif est de rappeler que l'attention devrait être portée sur la performance, l'éthique et la rentabilité, plutôt que sur des jeux de pouvoir et des manoeuvres toxiques qui peuvent gravement impacter la santé mentale et physique des victimes. Aussi, à travers ce livre, j'espère inspirer une quête de rigueur, d'intégrité et de justice dans le monde dit professionnel. Avez-vous jugé que le titre de votre roman était intraduisible en français pour le présenter tel quel ou bien avez-vous d'autres raisons? À l'origine, le titre que j'avais choisi était «Nursery pour adultes», mais lors d'une discussion avec mon père, où je lui racontais les coups bas et sabotages qui gangrènent le monde professionnel à cause de managers immatures, il a lâché cette phrase en dialecte algérien: «Rassa morra», qui signifie «race maudite» en français. Il m'a alors dit avec conviction: «C'est le titre que tu devrais choisir pour ton roman.» Sur le moment, j'ai hésité, trouvant l'expression un peu dure. Mais ayant son approbation et après réflexion, j'ai réalisé qu'il avait raison. «Rassa morra» est une expression ancrée dans le langage courant des Algériens et des Maghrébins, souvent prononcée sous le coup de la colère pour dénoncer une injustice ou une situation exaspérante. Elle reflétait parfaitement l'atmosphère et le message de mon roman. C'est ainsi que j'ai validé ce titre Peut-on avoir une idée de la trame de votre roman? Aziyadé, brillante DRH dans une multinationale, devient la cible de manoeuvres sournoises orchestrées par son manager et certains collègues jaloux. Entre sabotages et harcèlement moral, elle lutte pour préserver son intégrité et sa place. Soutenue par ses proches, elle rassemble des preuves et expose un scandale interne. L'enquête met en lumière les abus, entraînant des sanctions contre les coupables. Victorieuse mais marquée, Aziyadé s'engage à défendre un environnement de travail plus juste Depuis une année ou un peu plus, vous avez lancé une idée originale sur les réseaux sociaux. Ce sont les lives littéraires. Comment vous est venue cette idée géniale? Depuis mars 2024, j'ai concrétisé une initiative qui me tenait à coeur depuis mon jeune âge: les Lives rencontre avec les écrivains. Enfant, je regardais avec fascination les émissions littéraires de Bernard Pivot, Jean-Pierre Elkabbach (Bibliothèque Médicis) et Elisabeth Tchoungui (Les Ecrans du Savoir), où écrivains, intellectuels et artistes échangeaient autour de la littérature et de la culture. Mon rêve était d'animer une émission similaire à la télévision ou à la radio, afin de faire découvrir les écrivains algériens et d'ailleurs à un large public. À travers ces lives, je cherche à moderniser les rencontres littéraires en allant au-delà des simples questions sur les ouvrages, pour explorer la personnalité des auteurs, leur quotidien et leur vision du monde. Mon objectif est de briser la distance entre écrivains et lecteurs et de rendre la littérature plus vivante et accessible. Est-ce que ce genre d'initiative littéraire est inédit en Algérie? À ma connaissance, ce type d'initiative est inédit en Algérie. Je n'ai encore vu aucun format où écrivains, lecteurs et artistes se retrouvent sur une plateforme comme Facebook, via mon groupe Club de lecture et cercle littéraire universel, avec une diffusion ultérieure sur YouTube. Je suis fière d'être la première à proposer ce concept et j'espère sincèrement qu'il inspirera d'autres passionnés, notamment mes confrères et consoeurs bookstagrammeurs, afin de démocratiser encore davantage les rencontres littéraires. Comment choisissez-vous les écrivains à interviewer en direct sur le Net? Je choisis les écrivains en fonction de mes lectures. Chaque auteur invité en Live est quelqu'un dont j'ai lu l'ouvrage, car j'aime approfondir ma réflexion en échangeant directement avec lui/elle. Ma curiosité me pousse à mieux comprendre son univers, son processus d'écriture et les messages qu'il/elle souhaite transmettre. À travers ces rencontres, mon objectif est non seulement de faire découvrir leurs oeuvres, mais aussi de révéler la personnalité qui se cache derrière chaque livre. Vous avez réussi à créer une véritables communauté où on retrouve une infinité de romanciers, nouvellistes et poètes, pouvez-vous nous parler de cet aspect? Mon groupe Facebook club de lecture et cercle littéraire universel existe depuis plus de dix ans et s'est imposé comme un véritable espace d'échange pour les passionnés de littérature. À l'origine, c'était une bulle dédiée aux amoureux des livres, mais au fil du temps, il est devenu un lieu de rencontre entre lecteurs, romanciers, nouvellistes et poètes. J'ai toujours eu à coeur de préserver et d'enrichir cette communauté, afin de mettre en lumière la littérature sous toutes ses formes et de créer des passerelles entre auteurs et lecteurs. C'est une manière de célébrer et de valoriser cet univers qui me passionne tant. Pouvez-vous nous faire un bilan de cette première année de votre live littéraire? En l'espace d'un an, j'ai animé 45 lives littéraires, réunissant des écrivains et des lecteurs de différentes nationalités. Cette aventure a été une source de découvertes enrichissantes, de rencontres inoubliables et d'échanges passionnants autour de la littérature. Chaque live a permis de mettre en lumière des auteurs, d'explorer des univers variés et d'ajouter de nombreux titres à notre liste de lectures. Ce bilan est plus que positif, et j'espère continuer à faire grandir cette initiative pour toucher encore plus d'amoureux des livres. Quels sont les avis et les réactions des écrivains qui vous suivent régulièrement et prennent même part aux débats? Les écrivains apprécient ces échanges interactifs et authentiques, qui leur permettent de mieux se faire connaître. Beaucoup saluent la profondeur des débats et reviennent avec plaisir. Vous invitez même des écrivains étrangers. Peut-on en savoir plus? Ma communauté s'étend à l'Afrique, l'Europe et le Canada, et ma passion pour la littérature ne se limite pas aux auteurs algériens. Mon objectif est de créer un pont culturel, unissant ces différentes nations autour d'un même univers littéraire. Revenons, si vous permettez, à vos lectures. Quels sont les romanciers qui vous ont le plus marquée? Parmi les romanciers qui m'ont le plus marquée, je citerai, dans la littérature algérienne, Assia Djebar, Malek Haddad, Mouloud Feraoun, Mohamed Dib et Maïssa Bey. En littérature française, mes lectures incontournables incluent Henry Troyat, Stendhal, Emile Zola, Simone de Beauvoir, George Sand, Irène Némirovsky et Balzac. Du côté de la littérature américaine, j'admire Pearl Buck, Hemingway, Edgar Allan Poe, John Steinbeck et Henry James. La littérature russe m'a profondément marquée avec Tolstoï et Dostoïevski, tandis que dans la littérature anglo-saxonne, je garde une affection particulière pour Emily Brontë, Agatha Christie et George Orwell. Enfin, Le Journal d'Anne Frank reste une oeuvre majeure pour moi en littérature néerlandaise. êtes-vous toujours inspirée pour nous offrir un prochain roman ou bien vos activités dans le cadre des directs que vous animez sur le Net vous prennent tout votre temps? La lecture et l'écriture sont des piliers essentiels de ma vie, et malgré mes nombreuses activités, je veille toujours à leur consacrer du temps. Animer des Lives littéraires est une passion, mais cela n'empiète en rien sur mon engagement envers l'écriture. Mon prochain roman est en gestation, et je continue à nourrir mon inspiration au fil de mes lectures et de mes échanges enrichissants avec les écrivains et les lecteurs.