La rencontre, le débat, la créativité sont le chemin de ceux qui réfléchissent et aiment leur pays. Les pays de l'Union européenne, nos voisins du Nord, ont décrété l'année 2008 comme celle du dialogue des cultures. Ce qui est visé principalement est certainement le débat intellectuel et culturel avec la rive Sud. Il y a lieu, à cette occasion, mais aussi en permanence, de revivifier nos énergies et potentialités si riches, pour témoigner avec sérénité, fierté, force et clarté de nos préoccupations, critiques constructives et intentions. Le débat interne, la créativité, l'acte citoyen de s'impliquer pour rester à l'écoute des simples gens et aider la société à discerner les enjeux du moment est une oeuvre noble de base. Reste à être en phase avec son pays et son peuple. Car le débat interne est la condition du débat externe. Mahfouz, qui était le premier écrivain arabe à obtenir le prix Nobel de littérature, auteur de la trilogie L'impasse des deux palais, Le Palais du désir et Le Jardin du passé, restera comme un exemple de l'écrivain engagé auprès du peuple. Taha Hussein de même, Tewfik el Madani, Kateb Yacine, Mostefa Lacheraf, Malek Bennabi, Benhadouga et tant d'autres. Qu'ils soient essayistes ou romanciers, poètes ou nouvellistes, nombre d'écrivains, jusqu'à ce jour, tentent de rendre compte de la réalité et des rêves de leur société. Notamment en ce qui concerne la description créatrice du pays profond et populaire. Pour Naguib Mahfouz, par exemple, le vieux Caire et ses gens multiples et simples. Son oeuvre, autour d'une saga familiale doublée d'une fresque historique de l'Egypte, de la révolution de 1919 aux dernières années de la monarchie, est en phase avec la nouvelle situation politique issue du changement de régime de la révolution de 1952 et avec un mouvement littéraire qui privilégie le réalisme et le droit à la différence. Coopérer pacifiquement avec le monde arabe Son oeuvre, traduite en une centaine de langues, porte la marque d'un esprit libre, à l'imagination fertile, mais rattachée à la vie quotidienne des Arabes, qu'ils soient musulmans, chrétiens, laïcs, de leur temps, personnages souvent tiraillés entre origine et devenir, entre passé et avenir. Naguib Mahfouz, avec art, a compris ses concitoyens et défendu avec force le dialogue, la tolérance et le droit de vivre selon les inspirations et aspirations de chacun. En octobre 1994, il a été victime d'une tentative d'assassinat, par des extrémistes. L'écrivain a échappé de peu à la mort, mais il resta partiellement handicapé. Je fus, la première personne non égyptienne, à lui rendre visite, à son chevet, pour lui exprimer la compassion et l'affection de l'Algérie à son égard. Il en fut profondément touché. Le débat était à l'époque peu compris. Cette visite avait permis de montrer à l'opinion publique que le phénomène du fanatisme, souvent instrumentalisé, était transfrontalier et étranger à nos vraies valeurs. La carrière de cet écrivain se confond avec l'histoire du roman arabe contemporain, le rapport avec la modernité et l'actualité politique. En 1959, il écrit Awlad haretna (trad. française Les fils de la médina), tournant dans sa carrière et dans l'histoire du roman arabe. Il y renoue, en effet, avec la riche tradition de la fiction pour développer une critique des dérives autoritaires du régime du parti unique et, au-delà, une réflexion pessimiste sur le pouvoir dans le monde arabe. Revenant au plus près d'un réalisme critique (Dérives sur le Nil, 1966; Miramar, 1967) ou dissimulant son message dans des textes à clés (Le Voleur et les chiens, 1961; La Quête, 1965). Ses grands romans réalistes sont adaptés au cinéma, ce qui lui donne accès à un public plus vaste que celui de l'écrit. Il renoue ainsi, depuis les années 70, avec sa source d'inspiration, le vieux Caire de son enfance (Récits de notre quartier, 1975; La Chanson des gueux, 1977), et s'affirme comme écrivain majeur, au sommet de son art. Il fait figure, aux yeux de la nouvelle génération, dans les années 1980 de maître respecté pour ses qualités morales et son apport au roman arabe, mais parfois contesté pour ses options politiques, de par son libéralisme. Mais, me disait-il, à ce sujet, il voulait influencer les citoyens étrangers, afin qu'ils comprennent que leur sort est lié à leur volonté de coopérer pacifiquement avec le monde arabe et non à vouloir le dominer aveuglement par la force, au service de tel impérialisme ou idéologie sectaire. Dans sa dernière publication en 1996, Asdâ' al-sîra al-dhâtiyya, récits (trad. française Echos d'une autobiographie, 2004) il parle de son attachement à la paix. Avec lui, la majorité des gens croit au vivre ensemble, à l'amitié. Il était humaniste, séculier et de son siècle. Il me racontait que durant la guerre de la lutte de libération de l'Algérie, contre la féroce colonisation de peuplement, il écoutait avec passion la Radio Saout el Arab et se solidarisait avec la juste cause. Lors de mes visites et discussions avec cet écrivain, je découvrais, à chaque fois, un homme simple, soucieux de dialogue, de prudence et de nuances, préférant, sans doute, parler par allégorie et envelopper ses messages et positions, sur les problèmes du monde, par les sentiments des gens de tous les jours. La culture, ce parent pauvre, ce lieu déserté du monde arabe, a pour tâche, aujourd'hui, de revenir à la création, à la libre critique, au dialogue des cultures. Ce sont des moyens efficaces pour préserver et renouveler l'identité menacée, la souveraineté, le droit au développement remis en cause par tant de menaces, de défis et d'incertitudes. Il n'y a pas d'autre voie pour créer une nouvelle civilisation humaine qui nous fait défaut aujourd'hui. Le sens de l'ouverture de cet écrivain, comme les grands écrivains algériens ou d'autres pays arabes, le rapprochait de son peuple et de toute l'humanité, par-delà des différences quant au sens de la vie ou analyses politiques. L'histoire de la littérature retiendra leur nom à tous comme des hommes et femmes de cultures proches des leurs et des autres. Aujourd'hui, des écrivains et intellectuels qui écrivent, s'expriment, débattent et proches de leur peuple, soucieux de justice, ne sont pas légion, pas assez visibles du moins. Pourtant, les compétences et les vocations existent bel et bien. Les pays arabes ont besoin d'intellectuels qui créent, produisent, et s'engagent pour contribuer au développement et à la clarification des enjeux liés à la situation régionale et internationale. Il y a lieu de comprendre et d'expliquer à l'Europe et au monde qu'il y a trois grands problèmes, sans s'enfermer dans l'idée de la communauté assiégée, dont se plaignent, à juste titre, les citoyens de la rive Sud: Premièrement, les injustices dramatiques et les agressions inadmissibles qu'ils subissent de la part de puissances étrangères, en particulier en Palestine et en Iraq; ensuite les exclusions subies par les nouvelles minorités issues du Sud dans la Cité européenne, et la persistance de pratiques internes archaïques soutenues du dehors. Deuxièmement l'ignorance, la désinformation et la manipulation au sujet de leur histoire, culture et religion, amplifiées à cause de la volonté revancharde de certains, pour faire diversion aux vrais problèmes politiques et aussi à cause des hérésies et folies de certains des leurs. Troisièmement, comme tous les autres peuples, les peuples du Sud font face aux trois défis de fond des dérives de la modernité: la mondialisation du libéralisme sauvage, la perte de valeurs morales du désordre mondial et la domination de la raison instrumentale. Tout cela aboutit à des inégalités, et à des risques de déshumanisation et de désignification du monde. Le recul du droit, le désordre international, la politique des deux poids, deux mesures, le retour de la xénophobie et le développement de l'arrogance, ne changeront rien à la volonté des peuples de résister aux injustices. Le droit et le respect des valeurs universelles sont la voie du progrès. Il ne peut y avoir de paix sans justice. Paradoxe du monde dominant: il cherche à imposer de l'extérieur, sans vrai dialogue, le changement qui convient à ses intérêts étroits. Pourtant, il semble, de plus en plus, lui-même privé de repères normatifs. En effet, la culture qu'il propose se limite, pour l'essentiel, à la fois, à une dépolitisation, à la généralisation des libertés marchandes et à celle de l'esprit a-spirituel, faits qui remettent radicalement en cause non seulement le sens abrahamique de la vie, mais aussi le sens «grec» de l'existence. L'écriture, la prise de parole, la traduction du sentiment des peuples par les intellectuels est une voie susceptible d'aider les politiques et les diplomates à peser dans le cadre des dialogues et débats afin d'obtenir le respect du droit des peuples, du droit à la différence, des principes de l'ONU et de la morale internationale. Elle aura aussi pour bénéfice de maintenir vivant l'élan et la volonté de résister face aux injustices et de garder vivante la flamme de la solidarité avec les peuples opprimés comme en Palestine ou les minorités désorientées comme en Europe et tout autant la volonté du vivre ensemble, notamment autour de la Méditerranée. Il ne peut y avoir de paix sans justice Il y a, de même, les débats internes, de toujours, sur l'avenir de l'école, de l'Université, les défis urgents et à venir, de la société du savoir, du management, du développement des méthodes de gestion modernes, de nos ressources, notamment humaines, des conditions spécifiques de la bonne gouvernance, des voies et moyens de prévoir comment réduire toutes les déperditions, la mobilité et la fuite des cerveaux, les maux sociaux et tant de phénomènes liés à la marchandisation du monde, la mondialisation des incertitudes et de la désorientation. Que peuvent proposer, sans ingérences, nos partenaires à ce sujet, pour rechercher une nouvelle civilisation? Ecrire, débattre, discuter semble encore possible et tant espéré par les concernés eux-mêmes, les hommes et les femmes de culture, y compris ceux qui doutent que nos voisins de la rive Nord veulent vraiment le dialogue. Reste à être vigilant, à s'ouvrir et à faire l'effort, rien ne tombera du ciel. La lassitude, la passivité, le découragement ne sont pas la solution. La société civile, malgré les difficultés, espère de l'élite intellectuelle et scientifique l'exemple et l'engagement. Les travaux, expériences et recherches de nos aînés et de nos collègues, nationaux et étrangers, dans diverses disciplines peuvent êtres utiles. L'interdisciplinarité, les échanges, sont à créer et à soutenir. Trop de cloisonnement, de divisions et de préjugés séparent les intellectuels, dans leur pays et entre chacun des pays, pourtant ils sont une source inestimable d'avenir. Face aux incertitudes de l'époque et aux défis de l'heure, rien n'est donné d'avance, en conséquence, rien ne doit être négligé ou ignoré, encore moins ce qui permet de s'élever et de se développer. La rencontre, le débat, la créativité, sont le chemin de ceux qui réfléchissent et aiment leur pays. Le dialogue des cultures comme l'ont pratiqué et vécu les grands penseurs universels comme Ibn Rochd, Ibn Arabi, Ibn Khaldoun, voilà ce qui est visé et rêvé en rive Sud comme possible. www.mustapha-cherif.com