Dans les conflits qui opposent des corporations, ce sont toujours les clients qui payent. Ainsi la guerre que se livrent «productivistes» et «importateurs», sous la pression de divers lobbies, ne fait comme victimes que les consommateurs «captifs», c'est-à-dire ceux qui n'ont d'autres choix que le système de santé national et le pharmacien du coin. Un picking aléatoire fait auprès d'une vingtaine de pharmacies d'Alger a révélé des ruptures de stock sur 81 produits, sur les quelque 1500 que prévoit la nomenclature nationale, soit 5,5%. Rapportés en termes de saisonnalité, ce taux passe à 35%. Pourtant, les distributeurs-grossistes affirment «la disponibilité des produits en fonction des commandes des pharmaciens». Il en est même qui déplore «les excédents de stocks qui nous coûtent très cher du fait des péremptions et de la casse qu'engendre le stockage trop long.» En fait, «certains pharmaciens ne commandent que les produits les plus chers, qui leur rapportent plus», avance un importateur de produits des pays de l'Europe de l'Est, ajoutant que «nous négocions des contrats très avantageux auprès de nos fournisseurs, mais les médecins, du moins beaucoup d'entre eux, interdisent à leurs clients d'acheter ces produits, sous prétexte d'inefficacité.» Pour illustrer ce propos, voici une scène vécue jeudi dernier dans une pharmacie de la périphérie d'Alger: une dame avait acheté la veille son ordonnance. Quatre produits pour une pathologie estivale courante. Le lendemain, elle se présente chez son pharmacien pour se faire rembourser ces produits, fabriqués en Algérie, parce que son médecin, à la vue des médicaments lui aurait dit: «Il vaut mieux ne pas se soigner plutôt que d'utiliser ces produits.» Interrogé, le pharmacien affirme que ce genre de choses lui «arrive au moins une fois par jour, surtout en cette période de tension sur les produits d'importation». Exhibant la photocopie d'une liste de produits interdits depuis quelque temps à l'importation, parce que fabriqués en Algérie, il s'insurge contre les médecins qui «continuent, malgré tout, à les prescrire sous les anciennes dénominations, et à donner en plus, une description de l'emballage étranger à leurs patients. A ce rythme, les médecins n'ont plus qu'à ouvrir des pharmacies dans leurs cabinets et le problème est réglé!» Le plus grave, selon une autre pharmacienne, «de nombreux médecins prescrivent des produits retirés du marché algérien depuis plus ou moins longtemps. J'ai même reçu une ordonnance pour un produit qui n'existe plus depuis dix ans.» Dans cette valse à deux temps qu'exécute e malade entre son médecin et son pharmacien, tout le monde s'en met plein les poches, au frais du malade et au détriment de la déontologie. Dans le monde entier, le médicament constitue le lieu de conflits impitoyables. Selon certaines organisations de malades, et notamment celles des cancéreux, «des produits très efficaces dorment dans les chambres fortes des laboratoires qui en retardent la fabrication industrielle le temps d'amortir les molécules déjà en circulation». Mais en Algérie, où l'investissement en matière de recherche, déjà très faible, est pris en charge à 100% par l'Etat, les enjeux de la guerre du médicament sont bassement pécuniaires. Aucune considération humanitaire, prospective ou de pharmacovigilance ne prévaut. Il n'existe, de l'aveu des responsables concernés, aucune «cellule de veille» pour réagir aux décisions que prennent les autorités sanitaires des autres pays en matière de pharmacovigilance. Dans les années 80, Le docteur Hellali avait, des années durant, tenté de monter un embryon de service de pharmacovigilance au sein du ministère de la Santé de l'époque. De guerre lasse, il finira par opter pour un exil volontaire, victime d'un autre terrorisme. Du côté des médecins, le discours est encore plus incisif: «Il y a trop de pharmaciens, et la compétence n'est pas toujours au rendez-vous», affirme le docteur B.N. installé à Alger-Centre. Après avoir déploré la faiblesse de la formation, il s'attaque à l'Administration qui «délivre les autorisations de s'installer sur simple présentation d'un diplôme, qui ne prouve que quelques années de présence à la faculté de pharmacie.» Un autre, plus féru d'autorité médicale que de réalités socio-économiques, rappelle que «le médecin est le seul responsable de la santé de son patient, des conséquences de ses prescriptions. Le pharmacien est un exécutant de la décision thérapeutique, et ne peut, en aucun cas, se permettre de remplacer un produit par son équivalent sans en référer au médecin traitant.»