De 1945 à 1989, le monde techniquement développé et puissant a vécu sous le règne de la guerre froide, et le tiers-monde fragile a vécu attaché à ses racines et valeurs dans le cadre du non-alignement. Depuis la chute du mur de Berlin et le triomphe apparent de la première puissance les données se sont aggravées et ont changé. L'Ouest s'est inventé un nouvel ennemi sans pouvoir prévoir l'avenir. Les incertitudes; les menaces et les défis échappent à tous les spécialistes. Il n'y a plus de clef clairement définie pour se prémunir et se préparer à faire face aux risques multiples. Qui menace l'autre? On ne sait plus comment identifier les ennemis et les alliés. L'Islam et le monde musulman apparaissent comme des boucs émissaires pour faire illusion. Pourtant, l'Occident classique a été judéo-islamo-chrétien et gréco-arabe, pas seulement judéo-chrétien et gréco-romain. Le monothéisme, qui a forgé les cultures autour de la Méditerranée et au-delà, a trois branches qui s'entrecroisent. Toute civilisation conjugue la pluralité, les échanges et la synthèse dans l'unité de son creuset. Aujourd'hui, tous les peuples sont confrontés aux mêmes défis et incertitudes. Pourtant, des discours et des pratiques cherchent à imposer des divisions et des confrontations. Certains de nos voisins du Nord pratiquent l'islamophobie et cherchent à dicter leur loi. Le dialogue sert parfois de justification à des logiques de dominations. Au Nord, certains prétendent que les problèmes de développement, de violence et les causes des retards sont internes à nos pays. Ce serait aux sociétés du Sud seules de se réformer, de corriger leurs archaïsmes et insuffisances. Ils ajoutent que nous ne serons pas crédibles, tant que le modèle occidental dominant qui s'appuie sur le capitalisme, le laïcisme et la techno-science n'est pas appliqué. L'essentiel semble absent autant au niveau international qu'interne: les mesures de confiance, la démocratie sur le plan politique et la recherche de l'alliance entre l'authentique et le moderne sur le plan culturel. L'autre Le besoin de diversion et la tactique de la stigmatisation et de l'amalgame battent leur plein. Pourtant, les causes des problèmes sont d'abord politiques, historiques, économiques et sociales, même si des questions de renouveau de nos valeurs et la nécessité de faire évoluer l'interprétation se posent. Les mécanismes qui permettent de vivre ensemble dépendent de la capacité à dialoguer, à écouter l'autre, à rendre possibles des synthèses et des alliances. On ne peut pas toujours accuser l'autre, la responsabilité est collective. Il est urgent de déconstruire ensemble la vision de l'Occident au sujet de l'Islam et réciproquement. D'autant que les espoirs déçus au regard des dérives de la modernité, le retour du fanatisme et de la xénophobie et l'aggravation des inégalités, plus qu'à tout autre époque de l'histoire de l'humanité, sont symboliques de l'état du monde. Certes, des avancées prodigieuses sur nombre de plans ont été enregistrées, notamment scientifiques, techniques et sociales. Cependant, malgré des opportunités, dominent les inégalités, les fractures, l'intolérance, la loi du plus fort. Il y a des Orients et des Occidents. Mais la ligne dominante en Occident, malgré des critiques de remise en cause de l'ordre dominant, semble être celle de l'accoutumance aux dérives déshumanisantes de la modernité, aux remises en cause du droit à la différence et aux inégalités. Et la ligne dominante en Orient, malgré la persistance de la culture de la résistance, semble être celle de l'accoutumance à l'absence de démocratie et à la religion refuge. L'Occident évalue aujourd'hui les menaces en se fondant sur cinq jugements hâtifs et erronés. Le premier jugement qui affaiblit et disqualifie, voire ruine la position sécuritaire et morale de celui qui l'énonce: le terrorisme des faibles est perçu à la fois comme la seule grande menace et issu de l'Islam. Amalgame qui aboutit à la perte de soutien des musulmans, car constitue une contrevérité, propagée par ceux qui ont usurpé le nom de l'Islam et par la propagande du choc des civilisations. Deuxième jugement infondé: l'incompatibilité supposée de la démocratie et de la sécularité avec la culture arabe et musulmane, contrevérité génératrice d'un sentiment de rejet et de peur. Troisième jugement: la démographie des pays du monde musulman, conçue comme un risque par les pays du Nord, pousse ces derniers à contrôler et à limiter la circulation des populations. Quatrième jugement: l'existence de sources majeures d'énergie dans les terres arabes est perçue comme une menace qui contraint certaines puissances à vouloir contrôler et à exercer leur domination. Cinquième jugement: la proximité, la situation géopolitique et la persistance de la religion des pays arabes et musulmans sont ressenties comme des occasions de rivalité et une résistance insupportable. Quelles en sont les causes? Premièrement, la cause politicienne. Après la fin de la guerre froide, afin de faire diversion aux problèmes de fond, d'éviter d'avoir à résoudre la crise des valeurs et du droit, et de tenter d'asseoir une hégémonie fondée sur la loi du plus fort, le système mondial dominant, par un besoin inhérent, s'est inventé un nouvel ennemi. Cela fait montre d'une cécité et confusion totales. Deuxièmement, la cause économique dans le cadre du libéralisme sauvage. Certains médias et autres vecteurs liés à des cartels d'intérêts jettent de l'huile sur le feu, privilégient de donner la parole aux extrêmes ou à des contrepoids illusoires, censurent les voix non conformes à leurs stéréotypes, cultivent la peur, accentuent le climat de tension et traitent de l'Islam, sur la base de logiques instrumentales à visée sécuritaire ou économique. Au lieu de contribuer à poser les questions de fond, notamment celles sur les causes des discriminations et des comportements radicaux. Troisièmement, la cause due à l'ignorance et à la méconnaissance au sujet de la troisième religion abrahamique. Les études objectives et l'enseignement de la religion, de la civilisation musulmane et de la langue arabe ont reculé en Occident. Deux poids, deux mesures Dans ce contexte, certains hiérarchisent aveuglement les cultures et enferment les musulmans dans des ghettos. Ces facteurs sont aggravés par les contradictions et faiblesses du monde musulman, qui inquiète l'opinion publique internationale. Ils donnent de l'eau au moulin des tenants des politiques aventuristes et aux xénophobes. Les contradictions des sociétés musulmanes actuelles, d'une part, et les différences de points de vue, par-delà le socle commun, entre les deux mondes occidental et islamique, d'autre part, sont exploitées, amplifiées et manipulées. Elles ruinent l'image du monde musulman. Les atouts de ce monde, porteurs de références singulières, liées à sa source spirituelle, son sens de l'existence vécu comme une totalité, sa culture de la résistance, sa position géostratégique et ses richesses naturelles font de lui un dissident paradoxal. Les pays arabes et musulmans considèrent que les menaces ont d'autres origines. Premièrement, la tentative d'hégémonie et de domination de puissances occidentales et leur politique belliciste constitue la menace principale. Situation aggravée par la politique du deux poids, deux mesures à l'encontre des musulmans, dont la situation en Palestine et en Irak sont les tragiques illustrations. Deuxièmement, «le désordre mondial» fondé sur la loi du plus fort et le non-droit, la violence des puissants. Troisièmement, l'oubli du sens, de l'éthique, de la morale et la marginalisation des valeurs spirituelles. Le refus du droit à la différence, qu'impose la logique moderne marchande, est une forme de menace qui touche aux fondements de l'humanité. Situation marquée par l'esprit anti-religieux. Quatrièmement, la suprématie de nombreux autres pays, leur avance en matière de savoir scientifique et technologique sont un autre motif de préoccupation quand on les compare au retard considérable pris par les pays arabes et musulmans. Cinquièmement, les réactions violentes des groupes extrémistes politico-religieux, manipulés, nourries à la fois par l'ignorance, les contradictions de régimes arabes et du désordre mondial. Le recul du droit figure ainsi parmi les principaux problèmes internationaux urgents. Le problème est politique. Mais la perte de sens est une question de fond qui retient l'attention des musulmans. D'où l'urgence de dialoguer. Le processus infini d'accroissement de la production a désormais franchi la limite au-delà de laquelle il n'est plus possible pour le système dominant actuel de dissimuler, d'une part, le besoin d'hégémonie et, d'autre part, le besoin d'un «ennemi» pour faire diversion. Mondialisation, totalisation, diversion: nous sommes engagés dans ce processus aux formes inédites. Le système mondial veut diviser pour régner, nous devons au contraire lier et unir nos efforts. Comment se mettre d'accord, Orient et Occident, sur des concepts et normes universels, et se préserver des divisions infondées? Comment vivre ensemble raisonnablement et respecter les aspirations des peuples et des nouvelles minorités dans la Cité? Comment assurer une sécularité féconde, l'harmonie entre l'ancien et le nouveau, entre la logique et le sens, entre le spécifique et le général? Ce n'est pas sur la base du mépris de l'autre, du monopole et des ignorances, mais du dialogue, de l'échange et de l'alliance. Toute concurrence exacerbée est un vain combat d'arrière-garde tant les risques sont communs. Reste à discerner et ne pas faire endosser à la religion ce qui relève des incohérences de la politique. L'Orient aspire à la coexistence et non à la guerre. Nous devrions aller le plus loin possible en dépassant des formules comme: la recherche de la paix, instaurer l'amitié et la fraternité, pallier la marginalisation des valeurs morales et spirituelles. Il n'y a pas de paix sans justice. Ce mot «paix» est stéréotypé, il sert souvent d'anathème répété contre l'Orient qui s'empresse de les répéter à son tour; il faut essayer de voir au-delà: par exemple, de repenser la portée des mots «universel» et «valeur» et se demander quelle «signification» on peut ou on veut opposer à l'hégémonie, à l'injustice, et à la «désignification» du monde. Tout cela, est de la plus grande importance pour dépasser certains discours qui stigmatisent, si peu engagés dans le réel. La question de la justice, du droit, de la réforme des institutions internationales et de la recherche d'une nouvelle civilisation universelle qui fait tant défaut sont le but du dialogue et de l'alliance. Plus que jamais, on ne doit pas s'inventer des ennemis, ni caricaturer l'autre, mais accepter la différence. C'est cela réduire les risques et les incertitudes. www.mustapha-cherif-com