Evidemment c'est rassurant un Salon international du Livre d'Alger, évidemment c'est valorisant pour l'Algérie de Novembre 1954, en 2008. Beaucoup sentent déjà poindre un «mais». Pas du tout, pas du tout... Voici une timide réflexion. En matière de culture, toute liberté est lumière enthousiasmante, car, honnêtement construite, elle mène à la civilisation. Notamment par le livre dont on dit avec raison qu'il «est le double aliment du coeur et de l'esprit.» Notamment par l'écrivain qui, lui, est essentiellement la victime de sa propre solitude sauf à vouloir, par nécessité, courir après l'esprit qu'il se donne et à croire que les lecteurs sont bons à rouler dans la farine. Notamment par le lecteur qui a l'esprit que l'écrivain n'a pas forcément. Notamment par le prix que valent et le livre et l'écrivain, sauf si ce dernier ne porte en lui assez d'humilité pour chasser son propre orgueil de recevoir et l'orgueil de celui qui donne, et s'il ne sait estimer la reconnaissance confiante qui lui est témoignée comme un bienfait... offert aux Algériens passionnés d'une culture de vérité, d'amour et de solidarité. Autrefois, et peut-être au vrai, il n'y a pas longtemps, les anciens dont la plume était légère pour mieux dire les choses sérieuses, avaient de l'honneur pour être agréables à leur pays qui leur a donné le jour et pour s'obliger avec joie à s'y enraciner. Nos écrivains étaient alors nombreux pour dire le moment unique des premiers temps de l'Indépendance. Les écrivains rentraient à la maison, se congratulaient librement, des frères, à tous les sens du terme, s'étaient retrouvés: le rêve, le rêve tant attendu, était enfin devant chacun d'eux. Je me rappelle la bonté sainte de Mouloud Mammeri, la fraternité poétique de Malek Haddad, l'intelligence pudique de Kateb Yacine, la vivacité talentueuse de Mourad Bourboune, l'esprit pénétrant de Mostefa Lacheraf, la certitude calme de Laadi Flici, la sérénité séduisante de Jean Sénac, la lucidité fortifiée de Bachir Hadj Ali, la perspicacité de Ahmed Sefta, le poème irréductible de M'hamed Aoune, le cran dompté de Nadia Guendouz, la douceur du verbe de Zhor Ounissi, l'humour audacieux de Mustapha Toumi,... Je me rappelle l'amitié ardente de Moufdi Zakaria, l'âme vertueuse de Mohammed Laïd El Khalifa, la puissante pensée de Tewfiq El Madani ou de Malek Bennabi, la joviale camaraderie de Salah Kherfi, le propos profond de Mohammed El Mili, la finesse langagière de Mohammed Lakhdar Es-Saïhi... Je me rappelle l'effet sur nous tous de l'absence de Mouloud Feraoun et de tant d'autres hommes de culture à cet historique rendez-vous. Là, la conciliation de l'écrivain avec le peuple debout était une réjouissance exceptionnelle. Longtemps prisonnière d'un destin contraire, la parole de l'écrivain algérien, exprimée en arabe ou en français, a aussitôt pris le goût des exquises délicatesses d'une Algérie en chantier de reconstruction. Un journaliste est venu d'Europe à l'Union des Ecrivains nous proposer de publier un article sous un intitulé bizarre: «L'écrivain algérien est-il heureux?», - «¿Quèsaquo?»... Certes l'Algérie était un immense chantier et avait besoin de tous les cerveaux et de tous les bras de ses enfants. Le bonheur était dans les chantiers culturels. Mais encore? Peu de temps auparavant, nous attribuions, libres et heureux, à l'unanimité, le Prix de l'UEA à Mohammed Laïd El-Khalifa et Mohammed Dib, conjointement... Ah! que j'aurais eu bien aimé m'imaginer, en ce 13e Salon International du Livre d'Alger, quelque grand, de cette période incomparable, quelque vrai géant (comme un certain libraire, en manque de professionnalisme, se plaît à qualifier son auteur d'aujourd'hui et dont il place le livre tout près de sa caisse); voir seulement voir notre doux géant parcourant les allées entre les stands et discutant de l'oeuvre culturelle en exposition! Peut-être naïf, peut-être éclairé, malgré «une si longue absence», dira-t-il, je n'avais pas ce confort, je n'écrivais pas pour quelque Salon d'ici ou d'ailleurs... Ah! pauvre écrivain, toi qui croyais au bonheur d'écrire, qu'il sera toujours loin de toi, si tu veux donner du corps à tes pensées, si tu veux écrire sans faute, si, à la justice, tu mêles ta Mère d'abord! Difficile d'être au-dessus, difficile d'être au-dessous... Les livres coûteraient cher. Qui écrit? Qui fabrique? Qui paie? Les livres poussent mieux que les champignons. Il faut rendre hommage à ces trois intervenants. Pour l'auteur, quel droit? Pour l'éditeur, quel bénéfice? Pour le lecteur, quelle bourse? Mais le courage est partagé: celui qui écrit continue d'écrire, celui qui édite continue d'éditer, celui qui lit... lira-t-il? Et le système fonctionne à merveille puisque l'investissement financier, ici ou là, ne semble pas s'étioler, le courage reste latent, accroupi, prêt à bondir au moindre signe annonciateur de gain. Cent mille dinars - prix de revient affirme-t-on - pour publier un ouvrage de cent pages, - énorme? ruineux? cause d'inquiétude?... Non point! Ne cherchons pas à en connaître. Si l'un des maillons de cette chaîne en raccourci y trouve quelque plaisir, allons! tant mieux qu'il ait son plaisir le bien chanceux! «La joie est en tout, il faut savoir l'extraire», disait le perspicace Confucius à ses disciples. Les lecteurs méritent attention. Peu lisent, il est vrai, mais ils lisent peu aussi. Le trouble du simple observateur ici bouillonne. Les lecteurs les plus nombreux pensent au ventre. Les plus fortes ventes sont dans la marmite de la cuisinière. Le Ramadhan et les grands festins créent des troupes de lecteurs, font des ravages dans les familles aux ressources modestes. L'écrivain des Belles Lettres se triture l'esprit, - n'ayant rien à offrir qui puisse intéresser l'esprit. Depuis que j'ai pris Le Temps de lire, je pense avoir côtoyé tous les genres: auteurs et livres, - il y a encore beaucoup à faire pour que livre et libre soient une seule et même chose. J'en reste à me dire qu'est-ce qu'un bon écrivain, qu'est-ce qu'un bon livre. J'ai soudain ce souvenir: Abdelhamid Benzine, au beau milieu de nos conversations, nous arrachant à nos rêves improductifs, déclare sans rire: «Le plus grand écrivain algérien est l'écrivain public!» Mammeri a levé le sourcil, Sénac a fait les petits yeux, Kateb a souri de son sourire spirituel. Quant aux Prix pour honorer un auteur, on saura aisément le trouver, sachant bien que «les écrivains, me souffle un écrivain qui, pourtant, n'est pas de chez nous, ne se nourrissent pas de viande ou de poulets, mais exclusivement d'éloges.» De plus, quand le banquet est donné au coup de clairon, il est sûr que «banqueter à la place de nos écrivains, c'est peut-être, après tout, une manière de les honorer.» Ainsi, observe-t-on, que la médiocrité et la méchanceté n'ont rien perdu de leur triste superbe quand on apprend que l'une des plus belles fleurs au monde est appelée Aghlâl, c'est-à-dire «escargot». Mais le bon sens paysan nous instruit assez: «L'eau dans laquelle la mouche est tombée, on peut la boire: on n'en meurt pas.»