Jacques Audiard est le fils de Michel Audiard, le célèbre dialoguiste du cinéma français, mais ce n'est pas tout. L'héritier s'est fait un prénom lui permettant de figurer en bonne place dans le cinéma d'auteur en France. Aussi, est-ce avec une certaine impatience que son film Un Prophète était attendu sur la Croisette, le premier de la série hexagonale concourant pour la Palme d'Or...Mais il y avait quand même une appréhension réelle au regard du mariage, de circonstance, entre le cinéaste et le scénariste Abdel Raouf Dafri...Agé de quarante-cinq ans, cet enfant de l'émigration algérienne établie dans le nord de la France, au destin de chaudronnier-soudeur tout indiqué, n'était son caractère de «sale gosse» qui refuse les plans de carrière, surtout quand il relève plus du déterminisme social (ici ouvrier) que des aptitudes éprouvées... Dafri s'est donc essayé à l'écriture en pigeant dans la presse écrite, parlée puis enfin télé de sa région. Mis au chômage, il bifurque vers le scénario, voie naturelle pour ce garçon mordu de séries américaines. Bingo! Canal Plus lui fait signer une série La Commune, chronique sanglante d'un ghetto ouvrier. Mais ils durent différer la suite, non pas que le talent de Dafri y soit pour quelque chose, mais sa folle passion pour le cinéma de genre plus proche de Sam Peckinpah (celui de La Horde sauvage) a eu raison du cahier des charges de la chaîne cryptée. Trop violent à leur goût et c'est un euphémisme. Et c'est le jeune producteur qui monte, Thomas Langman, qui vient le chercher, en 2005, pour écrire le biopic de Jacques Mesrine, l'ennemi public numéro un de la France de Giscard. Le film sortira en deux parties cette saison avec le succès que l'on sait. Abdel Raouf Dafri se fait un nom, mais aussi une signature avec ses initiales, il devient A.R.D., or dur, en anglais, se dit...hard! Beau raccourci! Et puis, il y a trois ans de cela, Dafri propose à Audiard une idée originale, celle d'un jeune enfant des cités, Malik el Djebana (Tahar Rahim) qui entre en prison «agneau» pour en sortir au bout de six ans «bélier»! Mais cet «apprentissage» au contact de deux «écoles», celle de la maffia corse (menée par un admirable Niels Arstrup) et celle des «barbus», si elle a d'emblée séduit le réalisateur de Sur mes lèvres, ne l'a pas moins perturbé, la violence distillée par la plume du scénariste Dafri avait de quoi causer quelques soucis...Et cela est visible à l'arrivée. Si Tahar Rahim cet Algérien, de parents oranais, signe de la plus belle des façons son entrée dans la cour des acteurs avec lesquels il faudra désormais compter, il n'en reste pas moins que l'articulation du film tourne parfois en roue libre, mais progressant quand même vers un final qui ne laisse présager ni rien de bon, ni de mauvais. On sait seulement que ce garçon qui sort de prison, au bout de sa peine, est attendu par une jeune femme portant dans ses bras un bébé, veuve de son meilleur pote, après avoir commis son premier meurtre sur instigation des Corses de la taule, est donc devenu, au fil des contrats et des basses oeuvres, un tueur froid et calculateur. Il n'en est rien du Prophète, comme le titre voulait dire, pour la bonne raison, qu'on ne l'est pas, en voyant, en songe, un chevreuil (qui deviendra dans la réalité un troupeau) s'écraser sur la voiture qui le transporte... Le prémonitoire est là peu palpable et (pour une fois) les «barbus» de la prison n'y sont (presque) pour rien! Il y aurait un problème de collisions entre deux scénarios que cela expliquerait mieux les errements qui jalonnent à des endroits précis le film et qui se transforment pourtant en autant d'atouts alors qu'ils auraient pu être handicapants. Il y a un problème de montage qui fait que des choses paraissent moins abouties alors qu'en face, il y a le talent de Dafri et la vista de Audiard. Un des meilleurs cinéastes français que l'on dit déjà «palmable»! Vous avez dit bizarre? Par contre, ce qui l'est moins, c'est l'engouement qu'aura suscité la présence de Tahar Rahim à Cannes. La standing ovation qui a suivi la projection du film lors de la soirée officielle, le jeune acteur, vingt-neuf ans, peut en réclamer une bonne part. «C'est en me rendant sur le tournage d'un ami, Philippe Triboit, qui réalisait La Commune, pour Canal Plus, que j'ai rencontré Tahar», raconte Audiard. «Je suis revenu avec lui en voiture. On était trois sur la banquette arrière, j'ai su qu'un jour je tournerai avec lui, même si je ne l'avais jamais vu.» Dans Un Prophète, il y a aussi cette intrusion (scénaristique) dans le milieu carcéral qui renseigne sur le problème qui va se poser avec encore plus de gravité à l'administration pénitentiaire, celui de la présence de la maffia intégriste qui reconstitue ses réseaux avec la même volubilité qu'un crabe polyglotte...Gare aux pinces! Là, la plume de Dafri est reconnaissable, car elle en dessine les contours sans aucune précipitation ni caricature, mais pas du tout avec de l'encre sympathique non plus! Un détail qui en dit plus que tout sur cette manière de faire, réside dans le choix du nom du héros du film: Malik el Djebana...Tout simplement «Le Seigneur du cimetière»...l'oraison fondamentaliste n'est pas loin...Mais tout comme le titre du film, le nom du héros principal reste un patronyme de cinéma, dommage. Dommage aussi que Cannes ait crû bon de sélectionner «AntiChrist» du Danois Lars Von Trier, un lamentable exercice de style qui veut transformer Charlotte Gainsbourg en l'équivalent danois de la geisha japonaise du fameux Empire des Sens, de Nagisa Oshima, en vain. Comme est également à oublier «Kinatay» du Philippin Brillante Mendoza, une histoire aussi sombre que la lumière du film. Un moment d'ennui. Heureusement qu'il y a eu un moment jubilatoire avec «Looking For Cantona», de Ken Loach, le cinéaste baptisé par la droite anglaise Ken le Rouge. On rit, on se laisse émouvoir et on se dit à l'arrivée, que la colonne vertébrale de Eric Cantona est sans doute faite de cette pâte dont on fait l'humain, sous une carapace de mollusque qui donne toujours l'impression de vouloir attraper avec ses pinces, alors qu'il en pince pour l'Autre plutôt, pour son humanisme, celui qui est fait de générosité et de sens de la justice sociale. Pas étonnant que Ken rencontre Eric. Tous les deux aiment les coups francs, mais certainement pas les coups bas.