L'Exécutif provisoire avait pour mission de gérer une période intérimaire jusqu'à la mise en place des nouvelles instances dirigeantes de l'Etat algérien. Le point de départ: le postulat selon lequel l'Algérie n'a pas de tradition étatique au sortir de 130 ans de colonialisme et, devrait-on ajouter, de trois siècles de domination ottomane aussi tragique que stérile. Jean Leca et J.Cl Vatin ont soutenu que «si l'Algérie manque de tradition, elle n'en a pas moins un héritage étatique, à vrai dire double; celui de l'administration coloniale et celui du Gpra». On verra dans les lignes qui suivent qu'il n'en a rien été. Hériter d'une administration ne signifie pas hériter d'un Etat, sauf dans une conception fort peu exigeante de la notion d'Etat ou dans une vision instrumentale de l'Etat lui-même. C'est probablement l'illusion que véhiculaient des hommes comme F Abbès, A. Francis, L.Debaghine. Le Gpra n'a, à proprement parler, laissé aucune tradition étatique. Sa création, son fonctionnement, ses compromis, ses dissensions internes, les ambiguïtés qu'il a cultivées autant que celles qu'il a eu à gérer, à son corps défendant, par-delà la sincérité irréprochable de nombre de ses membres (dont surtout S. Dahlab et L. Debaghine), faisaient que le Gpra ne pouvait prétendre au rôle de premier jalon dans la construction de l'Etat algérien. Encore moins avait-il été capable de réunir sous sa bannière les forces centrifuges que déjà la Déclaration du Général de Gaulle sur l'autodétermination des populations algériennes le 16 septembre 1959 avait libérées. L'adoption de la Plate-forme de Tripoli en juin 1962 n'est en réalité qu'un écran de fumée. Elle vise à masquer les profondes divergences qui minent les appareils composant le large spectre du FLN. Le projet de société pour l'Algérie indépendante ne fait paradoxalement pas débat. Sur les grandes orientations économiques, sociales, culturelles ou de politique étrangère, les dirigeants du FLN sont en pleine communion. En revanche, sur la cooptation des hommes qui seront chargés de les mettre en oeuvre, les désaccords sont irréductibles. Le FLN n'est plus, comme l'avait vainement désiré Abane au Congrès de la Soummam d'août 1956, le réceptacle des contradictions qui se sont toujours exprimées au sein du Mouvement national mais que l'âpreté du combat contre le colonialisme et l'incertitude quant à son issue avaient pu contenir tant bien que mal des années durant. Le FLN était devenu un simple étendard. Hélas,- mais ainsi est souvent l'histoire des révolutions-, ne pourront le lever pour se relégitimer auprès des populations que ceux qui seront au préalable sortis vainqueurs des affrontements fratricides à venir. C'est, du reste, en ayant pleinement conscience de la mutation historique qui se produisait quasiment à l'insu des protagonistes de l'été 1962 que M.Boudiaf soutenait que le FLN avait achevé sa mission le jour de l'indépendance de l'Algérie et qu'il n'avait plus vocation, tout au moins en tant que parti unique, à gérer la période postcoloniale. La vision de M.Boudiaf était implicitement partagée par les différentes factions se réclamant du FLN historique. Sans doute avait-il paru délicat à certains responsables d'enterrer la symbolique que charriait la dénomination même du «FLN» et sans doute celle-ci continuait-elle de sacraliser les immenses sacrifices consentis par les Algériens pour leur libération. Mais d'une façon générale, le dissensus au sommet du parti était trop profond, fruit d'une accumulation de crises internes antérieures à l'indépendance et même au déclenchement du 1er Novembre 1954, pour qu'il fût possible aux différents clans de tomber d'accord pour désigner en leur sein ceux qui seraient appelés à diriger l'Algérie indépendante au nom du FLN. C'est à cette période que commence le crépuscule du FLN en tant qu'agent de transformation de la société mais non pas comme gardien du Temple qu'il restera longtemps après l'indépendance et postérieurement à l'adoption de la Constitution du 23 février 1989 instituant le multipartisme. A cet égard, rien ne paraît plus inexact que la thèse suivant laquelle H.Boumediene aurait mis de côté le FLN pour consolider l'Etat, alors que son successeur immédiat aurait oeuvré à sa réhabilitation. La mise à l'écart progressive du FLN, en tant qu'instrument du changement social, s'entend, apparaît à l'examen comme un phénomène historiquement objectif, la relève de l'Etat colonial créant par elle-même une dynamique propre qui ne pouvait que repousser aux marges l'institution qui avait servi à rassembler les Algériens, par-delà leurs différences d'opinion, de pensée, de condition sociale et intellectuelle, pendant toute la durée de la guerre de Libération nationale. Certes, le FLN continuait d'incarner la légitimité historique, la seule en mesure de contractualiser la relation gouvernants/gouvernés, en l'absence d'un système de représentation pluraliste (qu'appelait de ses voeux M. Boudiaf). Mais il avait échoué à unifier ses rangs (quel clan pouvait parler au nom du FLN sans risquer d'être immédiatement désavoué par les autres?). Les conflits de légitimité A l'été 1962, toutes les coalitions invoquent la légitimité historique mais chacune prétend que la sienne est supérieure aux autres. Il y a bien sûr le Gpra qui a négocié les Accords d'Evian censés mettre en place les linéaments de l'Etat algérien. Il y a les chefs des wilayate de l'intérieur qui se sont battus jusqu'à la dernière minute mais avec le sentiment d'avoir été abandonnés par le Gpra. Il y a les membres de la délégation extérieure qui s'attribuent les mérites de l'internationalisation réussie de la question algérienne. Il y a l'EMG conduit par le colonel Boumediene qui met en avant quatre arguments pour revendiquer une part du leadership:la légitimité de l'EMG (émanation du Cnra), l'abus de pouvoir caractérisé du Gpra, le danger que fait planer sur l'avenir du pays la persistance des conflits entre clans et enfin l'organisation à nulle autre pareille, de l'armée des frontières, formée dans la perspective de l'indépendance et qui est la seule institution immune de tout relent de régionalisme, de tribalisme ou de clanisme, donc la plus apte à assumer la gestion de la période post coloniale. Dans ce salmigondis, quelle force pouvait prétendre être plus légitime que les autres? Les chefs militaires de wilayate? Mais ils ne constituaient pas une force politique homogène et ne partageaient pratiquement aucune conviction politique commune sur quelque sujet que ce soit. Il s'agissait d'un rassemblement hétéroclite, qui plus est fugace, de valeureux chefs de guerre qui finiront par se rallier, chacun de son côté, aux principales factions en présence. Le Gpra? Il ne pouvait se recommander d'aucune autorité légale, dès lors que le Cnra lui avait refusé sa caution à Tripoli en juin 1962, à l'issue de débats houleux. Ce faisant, le Gpra n'avait aucun titre à dégrader le Colonel H. Boumediene et ses adjoints, les commandants Ahmed Kaïd et Ali Mendjli. Seul le Cnra était habilité à le faire. Mais celui-ci en état d'implosion, n'en avait ni la volonté ni les moyens. L'EMG représentait désormais une force incontournable (Cf notre article in L'Expression du 19 juin 2009). Les dirigeants du Gpra affectaient de croire que leur mission pouvait aller au-delà de l'indépendance de l'Algérie, ce en quoi ils se méprenaient complètement. Le Gpra avait constitué un outil par lequel le FLN historique décidait d'internationaliser la question algérienne, à partir de 1958. Le Gpra avait, dès lors reçu mandat de négocier avec les représentants du général de Gaulle les modalités pratiques d'une indépendance dont l'issue faisait de moins en moins de doute depuis septembre 1959, quelqu'aient été les palinodies et les atermoiements du Général quant au choix du meilleur interlocuteur algérien (Gpra, prisonniers d'Aulnoy, chefs des wilayate de l'intérieur, troisième force; celle-ci se révélant rapidement une illusion). Si Benyoucef Benkhedda avait parfaitement le droit de revendiquer un rôle de premier plan dans l'Algérie indépendante, il ne pouvait le faire es qualités de président du Gpra, seul moyen par lequel il pouvait espérer délégitimer Ahmed Ben Bella, l'EMG et son prédécesseur F. Abbès. L'Armée des frontières L'Armée des frontières? Tout a été dit ou presque sur l'Armée des frontières. Des thèses passablement fallacieuses ont circulé sur les conditions d'émergence de l'EMG pendant la guerre de Libération nationale, son rôle politique ascendant et surtout les ambitions de son chef, le colonel H.Boumediene. Slimane Cheikh (in L'Algérie en armes ou le temps des certitudes) crédite l'EMG du leadership instrumental et du leadership expressif par rapport aux autres institutions de la Révolution qui en étaient dépourvus. Mais cela n'était pas suffisant pour concourir avec succès à l'épreuve de la légitimité. En réalité, l'EMG avait une légitimité postrévolutionnaire, en ce sens qu'elle était organisée, outillée et constituée d'hommes (dont un grand nombre de lettrés et de titulaires de Bac+) déjà engagés dans la construction de l'Algérie indépendante. La quasi-totalité d'entre eux étaient indifférents aux luttes de pouvoir et renvoyaient dos à dos, comme le fit du reste la population algérienne en masse, les protagonistes du conflit de l'été 1962. H.Boumediene avait préparé les jeunes de l'EMG, depuis son PC de Ghardimaou, à bâtir une Algérie complètement dégagée des stigmates du wilayisme, du fédéralisme, du zaïmisme et de l'esprit de çoff (de tribu ou de clan) qui avaient par trop caractérisé les antagonismes entre les leaders autoproclamés, y compris alors que l'indépendance de l'Algérie restait à conquérir. C'est le lieu de revenir à l'histoire, telle qu'elle s'est déroulée et non telle qu'elle est parfois interprétée. L'historiographie universitaire dominante fait grief au colonel BOUMEDIENE d'avoir recherché, comme paravent, pour s'abriter derrière lui, un «historique», dans une perspective de légitimation que le chef de l'EMG ressentait comme nécessaire pour s'imposer aux autres factions. Ce paravent, c'était A.Benbella, choisi en raison des défauts attribués à sa personnalité: fantasque, imprévisible, erratique, manipulable et par voie de conséquence potentiellement éjectable, le moment venu. Cette thèse n'est pas sans réplique. Sans doute, le colonel Boumediene était-il conscient que sa légitimité historique n'était pas incontestable comparée à celle des chefs qui prirent le maquis dès 1947 ou celle de ceux qui avaient préparé dans la clandestinité l'insurrection armée du 1er Novembre 1954. Pour autant, il avait choisi M.Boudiaf pour mettre à sa disposition, l'indépendance venue, l'EMG, tout au moins dans une première phase, tant il est vrai qu'il n'avait jamais préjugé de l'évolution des rapports entre les hommes, comme le prouve à satiété sa longue hésitation avant de déclencher le «coup d'Etat» du 19 juin 1965. Affirmer ou laisser entendre que la montée en puissance de l'EMG, à partir de 1961 portait le coup d'Etat contre le Gpra d'abord, contre A. Ben Bella ensuite, comme la nuée dormante porte l'orage, est une manière de révisionnisme de l'histoire qui fait bon marché de l'incertitude politique dans laquelle se trouvaient tous les protagonistes de l'été 1962. Mais M.Boudiaf refusera net les sollicitations de H. Boumediene transmises par le Commandant Si Abdelkader el Mali (l'actuel président de la République), alors qu'il se trouvait en détention au château d'Aulnoy avec H.Aït Ahmed, A.Ben Bella, M.Khider et R. Bitat. C'est le 22 juillet 1962 qu'est proclamé à Tlemcen le BP du FLN auquel essayeront de faire contrepoids B.Krim, M.Boudiaf et H. Aït Ahmed, en installant le «Comité de défense et de liaison de la Révolution» à Tizi Ouzou. Bien qu'une trêve fut finalement signée le 2 août entre les deux groupes, scellant ainsi l'entrée de Boudiaf dans le BP, des affrontements sanglants éclateront entre le 30 août et le 6 septembre opposant des djounouds des Wilatate 3 et 4 à ceux de l'EMG soutenu par les wilayate 1, 5 et 6. Il y eut des centaines de victimes, sous les yeux réprobateurs d'une population algérienne qui avait ovationné tous les chefs de la Révolution dans la même ferveur le 3 juillet et qui fit taire finalement les armes en scandant désespérément «sebâa snin barakat». La polarisation de la crise de l'été 1962 autour de l'EMG, du Gpra et des chefs des wilataye ferait presque oublier la création par les Accords d'Evian, signés le 18 mars 1962, d'une institution dénommée «L'Exécutif provisoire» constitué d'Algériens et de Français et présidé par un ancien de la Fédération des élus musulmans, A. Farès. Installé en avril 1962, à Rocher Noir, l'Exécutif provisoire avait pour mission de gérer une période intérimaire jusqu'à la mise en place des nouvelles instances dirigeantes de l'Etat algérien, notamment une Assemblée nationale constituante (qui sera finalement élue le 20 septembre). Mais très vite, il est apparu que l'Exécutif provisoire ne serait pas en mesure de remplir son office pour les raisons suivantes: (a) la politique de la terre brûlée pratiquée par l'OAS qui a provoqué l'exode massif des Français d'Algérie, ce qui vidait de leur substance toutes des dispositions des Accords d'Evian relatives à la protection des Européens, tout en privant l'Algérie de compétences indispensables pour la mise en place du nouvel Etat; (b) l'éclatement du FLN avec comme conséquence logique l'impossibilité pour l'Exécutif provisoire de travailler de concert avec une direction politique devenue fantomatique; (c) l'incapacité absolue pour l'Exécutif provisoire de mobiliser la force locale prévue par les Accords d'Evian(un maximum de 60.000 hommes) dans la mesure où celle-ci ne disposait pas d'autonomie opérationnelle. Cahin caha, l'Exécutif provisoire s'efforce de faire progresser un certain nombre de dossiers avant de transmettre le flambeau à l'Assemblée constituante qui investira A.Ben Bella comme président du Conseil le 29 septembre. Un éminent journaliste historique Boukhelfa AMAZIT a écrit que la crise de l'été 1962 avait été la «2e mort» du Congrès de la Soummam (El Watan, 8 juillet 2004). En réalité, le Congrès de la Soummam n'est mort qu'une seule fois, lorsque Abane échoua à lutter contre le polycentrisme du FLN et la tendance au fédéralisme des wilayate en imposant une conception jacobine, autoritaire et oecuménique du Mouvement national, cependant que s'instaurait peu à peu, de son vivant, un système policier parallèle (implacable, tragique, nocturne) conduit par A. Boussouf. L'absence de toute tradition démocratique au FLN, alimentée par les contraintes obligées de la clandestinité, la permanence des forces centrifuges (en l'absence d'un leader incontesté), la rudesse du combat contre le colonialisme (le choix de la libération par les armes postulait que le FLN/ALN aurait les moyens d'affronter l'armée coloniale, la quatrième du monde, ce qui ne sera finalement pas le cas); toutes ces défaillances conféraient au Mouvement national un caractère fragmenté et composite que l'approche de l'indépendance exacerberait fatalement. Il faut se réjouir que la crise de l'été 1962 n'ait pas été plus grave et n'ait pas débouché sur une guerre civile (la congolisation de l'Algérie était explicitement redoutée). Finalement, la recomposition du champ politique s'effectuera sous la houlette de l'institution la plus homogène, la plus cohérente, la mieux soudée et la plus en phase avec les exigences de l'indépendance, à savoir l'EMG, dont le chef ambitionnait pour l'Algérie un destin peu commun. Quelque bilan que l'on veuille en dresser, la volonté du colonel Boumediene était de faire de l'Algérie une nation puissante, moderne et solidaire, c'est-à-dire réconciliée avec elle-même. (*) Professeur d'Université