Rien d'autre que ce titre ne me semble plus séant à celui qui «s'engage à la poursuite du possible de son possible». Il n'y a pas que le philosophe Kierkegaard qui le dit dans son Traité du désespoir. Comme tout grand poète, Lounis Aït Menguellet ne s'attache pas à sa petite personne; il reste fidèle à l'amitié du coeur et... de la raison. Au reste, on devine sa générosité immense dans l'aide apportée à Tassadit Yacine, anthropologue et directrice de la revue Awal, pour conclure son bel essai intitulé Aït Menguellet chante...(*) Il s'agit, ainsi que le signale l'éditeur algérien, d'une réédition, la troisième, après celles de La Découverte (Paris, 1999) et Bouchène (Alger, 1990). N'oubliant pas son maître Mouloud Mammeri - et notre ami -, son cofondateur de Awal, cahiers d'études berbères, avec le soutien de Pierre Bourdieu, sociologue et intellectuel critique français, Tassadit Yacine le rappelle à notre mémoire en faisant figurer son nom en tête de ce travail. J'observe avec autant d'émotion qu'elle y a associé une autre Nedjma brillante de notre littérature, Kateb Yacine qui en a fait la préface. Prenant le juste prétexte de témoigner sur le talent du chanteur Aït Menguellet, Kateb Yacine évoque les incidents irresponsables qui sont apparus à Tizi-Ouzou, en avril 1980, autour de la conférence de Mouloud Mammeri sur «La poésie ancienne des Kabyles». Abordant le thème de la langue tamazight, il peint un panorama très significatif des aléas subis par cette langue à travers l'histoire mouvementée de l'Algérie. Il a pu écrire: «Les envahisseurs étrangers n'ont cessé de la refouler. Il y a eu les siècles de domination romaine, arabo-islamique, turque et enfin française. Tous ces envahisseurs ont voulu imposé leur langue, au détriment de tamazight.» Le travail de Tassadit Yacine nous propose plutôt un panorama des oeuvres (poésie ou chant?) de celui qui ne cesse d'être obsédé par ce qu'il entend sourdre au plus profond de lui-même: un rêve que sa conscience ressasse comme la seule image vibrante de vérité, une vie première en imagination. Mais c'est plutôt un rêve éveillé où le passé, le présent, l'avenir ne sont plus uniquement le sien: «J'ai rêvé que j'étais dans mon pays / Au réveil, je me suis trouvé en exil.» La Voix - sa voix, sa parole, son existence, allumée du feu d'un espoir têtu, pérennise l'enracinement du poète dans son lointain passé - est bouleversante de patience; elle lui commande: «Dors, dors, on a le temps, tu n'as pas la parole!» C'est cette prédisposition à la poésie chantée très particulière de Lounis Aït Menguellet, qui donne une grande présence au poète, interprète et compositeur. Il est de ceux que l'on distingue à la seule syllabe prononcée et qui se développe en musique; on sait que lui est né à Ighil Bouammas en Haute Kabylie le 17 janvier 1950. Il s'est, très jeune, écarté des longues et difficiles études, s'est formé à l'ébénisterie à Belcourt-Alger. La chansonnette l'aurait, un temps, séduit. Et puis les hasards de quelques rencontres avec des artistes dévoués lui ouvrent le chemin qu'il préfère: composer et chanter. Son inspiration? Elle est multiple et d'une authenticité rarement égalée par d'autres chanteurs proches de ses sources. Lui, il refuse les compromissions de l'exil qui n'a pas de sens. Il vit chez lui parmi les siens; il chante son pays dans la langue de ses ancêtres, en plein respect de sa culture et de son identité; son oeuvre a franchi nos frontières et s'est élevée à l'universel. On apprécie ce poète sur pièces: une poésie sans concession, entière, totale, c'est, pourrait-on dire, ou tout ou rien! Tassadit Yacine décrit excellemment «ce génie du verbe»: «Ce poète berbère de Kabylie a débuté très...timidement dans la chanson et la poésie pour s'affirmer, se confirmer...sûrement [...] Il est poète, barde, penseur...Il est la partie et le tout dans un même mouvement, un seul geste, un seul instinct: celui de ne pas mourir. Lounis ne hurle pas sa peine, il ne dénonce pas; comme les aèdes chargés de peines et de promesses, qui dessinaient le passé de leur peuple, il se contente d'énoncer sa devise qu'il sait par ‘‘coeur ''. En Lounis, le peuple berbère de Kabylie a retrouvé son âme...plongée dans la nostalgie, les amertumes du désespoir et la crainte des lendemains désenchanteurs, signes de la perte. Perte d'amour, perte de dignité, perte de soi. [...] Lounis se délecte de l'absurdité de la vie qu'il sert en musique.» J'aimerais ajouter cette petite précision qui occupe une place de choix dans la poésie de Lounis Menguellet, c'est qu'il s'exprime par allusions, par autant de paraboles aussi. Il suffit de lire dans le magnifique florilège d'images poétiques que l'on trouve aisément dans les chansons de Menguellet et que Tassadit Yacine a recueillies admirablement et dans l'original et dans la traduction française. Sous le titre général «Nostalgie», on peut lire 63 textes de «chansons d'amour et de nostalgie» et 41 textes de «chansons politiques». Et j'ai un souhait: vivement que ce patrimoine populaire transcrit en caractères latins, traduit en français, soit également traduit en toutes lettres en langue arabe. Terminons par ce distique aphoristique extrait du poème L'Abeille: Yekcem weerez tagrast La guêpe est entrée dans la ruche La tetru tzizwit mi truh Que l'abeille a quittée en pleurant (*) AIT MENGUELLET CHANTE... de Tassadit Yacine Editions Alpha, Alger, 2008, 517 pages.