Un auteur avec un univers littéraire est le rêve de tout écrivain. Un jeune auteur avec déjà un univers est forcément un exploit. Christos Chryssopoulos signe avec le Manucure son premier roman et pourtant, l'univers est bien installé et l'œuvre accomplie. Grâce aux éditions Socrate, on découvre un jeune auteur grec avec un grand talent. Socrate est une jeune maison d'édition qui enrichit, depuis quelques mois déjà, le paysage éditorial algérien. Sa politique éditoriale est claire : faire découvrir au lecteur algérien des auteurs étrangers et des littératures auxquelles le public algérien n'a pas forcément accès. En plus de certains ouvrages africains, publiés dans le cadre du 2e Festival culturel panafricain, Socrate a édité, il y a quelques semaines de cela, deux romans succulents, suite à un achat de droits auprès de l'éditeur français Actes Sud. Concis, les deux romans, les Liaisons culinaires, d'Andreas Staïkos, et le Manucure, de Christos Chryssopoulos, permettront au lecteur de renouer avec une forme de littérature oubliée et occultée chez nous, qui se base sur le ludique, tout en traitant de condition humaine et développant un thème sérieux. Mais n'est-ce pas là l'essence même de la littérature ? Pour ce qui est du roman le Manucure, tous les ingrédients sont présents pour une œuvre à la fois accomplie et incitative à la réflexion. En effet, le Manucure est un roman à la fois cruel et éminemment humain. Traduit du grec par Anne-Laure Brisac, il s'intéresse à la vie du manucure Philippos Dostal. Un homme ordinaire, qui aime la routine et l'anonymat et qui se confond avec les gens de sa ville. Mais Philippos a un trait de caractère qui le distingue et le différencie des autres : il a une passion pour les mains. Il ne connaît les gens, n'en parle, ne les définit que par leurs paires de mains. Aveuglé par son fétichisme, Philippos Dostal ne voit le monde qu'à travers les mains. Il apprendra même le braille pour comprendre le langage singulier de celles-ci. Philippos tient également un journal intime sur lequel il marque et raconte avec minutie ses journées. Solitaire et inconsciemment malheureux, Philippos a une liaison avec une femme qu'il surnomme “Femme de marbre”, sans jamais la nommer… sauf une fois, vers la fin de leur relation. En fait, elle s'appelait Ilona. Un beau jour, Philippos Dostal croise une paire de mains parfaite, et c'est le grand amour. Cette paire de mains appartient à Pavel : un jeune sourd-muet. Philippos cède à l'amour et à la passion, mais ceci le détruira. En revanche, et pour la première fois, la vie de Philippos prendra tout sens car il ira au bout de lui-même, au bout de son histoire avec Pavel, au bout de sa destinée. Sa vie se décomposera certes, mais son existence aura enfin eu un sens. Au fil des 105 pages autour desquelles s'articule le roman, on constate qu'il y a une alternance de narrateurs puisqu'il y a une narration externe, au cours de laquelle n'est rapporté que ce que Philippos veut bien extérioriser ; et il y a la narration interne, représentée par le journal intime de Philippos. De plus, le récit de Christos Chryssopoulos est atemporel ; il ne se situe ni dans l'espace ni dans le temps, n'était-ce le nom imaginaire de la ville où évolue Philippos. Par ailleurs, le passé du personnage principal semble inaccessible puisqu'à aucun moment il n'est évoqué. On se demanderait presque, au fil des pages, si Philippos n'a pas de choses à se reprocher et s'il n'a pas atterri dans cette ville pour se confondre. À la page 23, par exemple, on peut y lire : “Philippos Dostal aima cette ville. Parce que c'est une ville indifférente qui ne se préoccupe pas des gens qui l'habitent. Elle semble uniquement absorbée par elle-même.” La langue de Christos Chryssopoulos — bien que le Manucure soit une traduction — est précise, incisive, pure, transparente et très accessible. Dans ce roman, il n'y a ni discours ni thèse ni théorie, ni affirmation et encore moins de la prétention. On se laisse emporter et embarquer par l'histoire triste, cruelle et sombre de Philippos qui devient, simplement par sa douleur, représentatif de l'humanité toute entière. Qui n'a pas eu un jour l'envie de disparaître ? Lequel d'entre nous n'a pas rêvé que son passé soit oublié et ses erreurs effacées ? Qui n'a pas un jour souhaité être comme tout le monde, en prenant simplement conscience de sa différence ? Les hommes sont tous différents. Il y a des choses et des représentations partagées, mais chacun est différent. De cette différence naît également le sentiment de solitude, puis d'incompréhension, puis de violence. Cette idée est largement développée dans le Manucure, qui donne l'opportunité à son lecteur de se regarder dans le miroir. Peut-être verra-t-il que lui et Philippos ne sont pas si différents ? Sara Kharfi *Le Manucure, de Christos Chryssopoulos, 105 pages, éditions Socrate, Alger, juillet 2009, 280DA)