Il a suffi à Ahmed Bedjaoui de dire un mot pour que le préposé à la sécurité d'un grand hôtel d'Alger lui lance jubilatoire : “Vous n'êtes pas Monsieur télé-cinéclub ?” Tout est dit. Pour l'éternité, du moins jusqu'à sa mort que je souhaite la plus lointaine possible, Ahmed Bedjaoui restera Monsieur cinéma à la télévision. C'était une voix, et un style. D'abord la voix, qui prenait tous les tons : celui feutré de l'ami qui se confie, celui didactique du professionnel qui expliquait, enfin, celui du passionné qui voulait partager la magie du cinéma avec les téléspectateurs. Il ne sonnait pas creux Bedjaoui. On fait toc ! Toc ! Et on avait à la clé un doctorat de langue qui répondait présent, oui monsieur, c'est un universitaire qui nous faisait aimer le cinéma. Mais mieux que tout diplôme, il avait la connaissance, un savoir encyclopédique puisé aux meilleures sources : ceux de la vie et de ses rencontres avec les plus grands cinéastes du monde. La télé n'était pas idéale, concédons-le, mais elle n'avait pas encore ouvert ses portes, la décennie sanglante aidant, aux bateleurs de foire qui pourraient confondre Risi avec Visconti et Ford l'industriel automobile avec Ford le cinéaste. C'était l'époque des monstres sacrés. Et Bedjaoui se devait d'être à la hauteur de ceux qu'il présentait. Combien d'Algériens lui doivent leur amour du cinéma ? Mais Bedjaoui n'était pas qu'une voix et une présence. C'était aussi un style. Il ne faisait pas le coquet pour caqueter. Ni crâne rasé ni coupe de cheveux aérodynamique. Il était bon chic, bon genre, l'homme que toute femme aimerait avoir pour gendre. Son débit n'était pas mitraillette comme pour fusiller son invité. Non. Voix posée, verbe posé, regard posé. Tout était posé sans posture. Il s'habillait souvent en gris. Et je le voyais en couleur même si la télé était alors en noir et blanc. Et c'est en noir et blanc qu'on avait vu les chefs-d'œuvre du cinéma italien, du cinéma français, du cinéma soviétique, du cinéma américain et même du cinéma algérien. Stop. N'exagérons pas. Ne nous laissons pas emporter par une nostalgie lyrique. Il y avait des films algériens dont la beauté résidait principalement dans leur nouveauté. Le cinéma algérien venait de naître. Beau alors le cinéma algérien, beau comme tout bébé qui vient à la vie. Le nez en trompette, les yeux qui louchent ? On les verra plus tard, à l'âge adulte. Francophone à la langue pure nourrie à Flaubert et Baudelaire, Bedjaoui reçoit de plein fouet l'arabisation. On décida, au nom de la révolution, d'arabiser tout ce qui parle et tout ce qui s'écrit. Ses nombreux faux amis baasistes battirent des mains : “Enfin, on va avoir la peau de ce francophone qui infecte notre jeunesse avec une langue qui n'est pas celle du Coran.” Adieu Bedjaoui ? On le voyait mal s'exprimer en arabe, enfin l'arabe classique, celui que ne pige ni votre mère ni votre père. Celui des caciques du FLN qui vivaient alors dans un autre pays que le nôtre. Et puis voilà le jingle de l'émission et voilà la bouille habituelle de Bedjaoui. On se pinça pour voir si des fois on ne rêvait pas. Quoi, le Conseil de la Révolution est revenu sur sa décision. Quoi, on n'excommunie plus les francophones ? Et voilà Bedjaoui qui parle en arabe ! Miracle. Mais un arabe loin de celui des clercs. Il mélangeait gaiement le dialectal avec le classique. Ses faux amis du Baas algérien ont eu les boutons. Mais l'émission était sauvée. Grâce à la capacité d'adaptation de son animateur. L'incroyable, c'est que trente ans plus tard, “L'unique” n'a pas produit une émission de cinéma du niveau de celle de Bedjaoui qui était, elle, vraiment unique. H. G. [email protected]