Dans cet entretien, ce spécialiste souligne la nécessité pour l'Algérie de créer des fonds souverains afin d'optimiser la gestion des réserves en devises de l'Algérie. Il pointe du doigt les insuffisances de la politique économique du pays non sans proposer des solutions pour assurer une meilleure gouvernance du pays. Liberté : Quel pourrait être l'impact de la crise de la dette (US et Europe) sur l'Algérie ? Camille Sari : En 2008, les Etats ont sauvé les banques mais compte tenu des dettes publiques qui s'amoncellent en Europe et aux Etats-Unis, la prochaine crise sera d'une violence que l'humanité n'a jamais connue auparavant. La seule solution : réguler les marchés financiers et donner la priorité à l'économie réelle, l'emploi, la formation et les coopérations avec les pays du Sud. Ces derniers doivent se regrouper dans des unions économiques solides. Les Etats-Unis ont perdu toute crédibilité comme pays offrant toutes les sécurités en matière de placements en bons du Trésor. Les pays du Golfe ont acheté 330 milliards de dollars de dette publiques (prêt à l'Etat américain), l'Algérie, malgré nos mises en garde en 2007 et 2008 lors de nos conférences à Alger et dans la presse a investi 70 à 80 milliards US$ en bons du trésor américains, la Chine détient 1100 Mds$ de bons du trésor US. Seulement ce pays prête à son principal client. Mais ce que les experts payés par les groupes financiers ne disent pas, c'est que le 1er prêteur au Trésor américain c'est la FED, la Banque centrale américaine, soit 1200 Mds $. Cette opération de prêt de l'Etat à l'Etat (ce qui est une belle escroquerie) s'appelle joliment QE Quantitative easing I et II et le président de la FED Ben Bernanke n'exclut par un QEIII et IV. Aucun pays ne peut faire ce genre d'opérations sans perdre sa crédibilité, mais les Etats-Unis ont un privilège que j'ai dénoncé dans ma thèse en 1987. Ces opérations QE ont généré des liquidités sur les marchés financiers et se reportent sur les marchés des matières premières d'où la flambée des prix de ces produits. Qui sont les victimes ? : les consommateurs du Nord et du Sud. Les Algériens sont pénalisés doublement par ces facteurs internationaux mais aussi par la structure oligopolistique de son système de distribution. En effet, il y a des groupes apparents ou occultes qui verrouillent le marché et qui laisse très peu de marge à une concurrence loyale. Cela me rappelle ce que j'ai vu en Russie après la chute du communisme où des forces mafieuses se sont partagé le marché. La BCE (banque centrale européenne) a réussi à calmer les marchés en intervenant sur les marchés afin de racheter la dette des Etats, menacés de faillite comme l'Espagne et l'Italie (après l'Irlande, la Grèce et le Portugal). Cela signifie que les obligations émises par ces pays sont détenus par cette institution pour un montant de 440 milliards d'euros, alors que ses fonds propres ne dépassent pas 10 Mds d'euros. Mais inscrivant son action dans la durée ; la BCE peut agir ainsi. Quelles seraient pour l'Algérie, les leçons à retenir de cette crise de la dette ? J'ai à maintes reprises plaidé pour une économie diversifiée, laissant place à l'initiative privée et aux mécanismes de marché. J'ai souligné le rôle de la formation et notamment technique en faveur des jeunes et la création massive de PME. L'échec des privatisations est un signe annonciateur d'un manque de projet de vision à long terme. Les plans de restructuration des entreprises publiques sont un échec. Dès 2000, dans ma deuxième thèse de doctorat sur les politiques de taux de change au Maroc et en Algérie, j'avais pointé les faiblesses de l'économie algérienne et notamment son secteur bancaire. Malgré de timides tentatives, on est au point mort. Rien ne bouge. Des forces conservatrices freinent des deux fers de crainte de perdre leurs privilèges. L'Algérie a lancé un plan de 286 milliards de dollars sur les 4 à 5 ans prochains. Les résultats, comme furent ceux des plans précédents, seront de portée limitée en matière de création de richesses productives et d'emplois. Le pays a déjà consacré 400 milliards de dollars aux infrastructures et divers équipements publics et parapublics. Un tel montant opéré dans d'autres conditions aurait dynamisé le tissu économique. Les surcoûts ne s'expliquent pas seulement par l'inefficience des choix des investissements mais aussi par la corruption. En outre, ces équipements publics prévus généreront des frais de fonctionnement, ce qui fera exploser le budget de l'Etat. L'économie ne décolle pas et est à la traîne dans la plupart des classements mondiaux. Il y a un problème de management qui reste d'inspiration soviétique, dû aux fuites des cadres francophones suite à l'arabisation de l'enseignement et sous la menace du terrorisme dans les années 1990. Mais cela n'explique pas tout. L'économie rentière (98% des exportations algériennes sont constituées des hydrocarbures) empêche le développement de secteurs productifs. Certains milieux trouvent leur compte dans les activités commerciales notamment l'importation. Ils sont à l'origine de la flambée des produits alimentaires de base et des biens de consommation. L'Algérie est passée en une décennie d'un niveau d'importation de 7 milliards à 42 milliards. L'attitude passive de l'Algérie concernant la gestion de ses ressources (dépôt en bons du Trésor américain), n'est-elle pas pénalisante ? L'Algérie dispose de 173,34 milliards de dollars de réserves en devises placés entre 40 et 60 % dans les bons de trésor américains à 1, 5% de taux d'intérêt. Les USA feront tout pour rembourser leurs créanciers en monnaie de singe. Il est temps que les pays du Sud, ceux qui ont des réserves de change comme l'Algérie, investissent dans l'économie réelle et la production dans d'autres pays du Sud. Cela relancerait la croissance mondiale et l'emploi. J'avais proposé en 2008 un fonds souverain en devises, dont les placements s'orienteraient vers des entreprises stratégiques non pas seulement financièrement mais stratégiques pour l'économie algérienne. D'autres types de placement seraient à mettre en place. Mais le contexte financier international qui se dégrade plaide vers des investissements productifs en Algérie et dans les pays voisins dans le cadre d'une communauté économique maghrébine. D'après toutes les recherches, le gaz a une durée de vie qui ne dépasse pas 20 ans et le pétrole une dizaine d'années. La consommation domestique va augmenter avec l'accroissement de la population (50 millions d'habitants). L'après-pétrole et gaz se prépare dès maintenant. En l'absence de réformes en profondeur de tout l'appareil productif et des circuits de distribution en rupture avec le modèle rentier actuel, l'Algérie irait à la catastrophe, avec à la clé la pauvreté et la misère pour la grande masse. Les plus nantis iront en Europe ou aux Etats-Unis avec leurs familles profiter des milliards de dollars détournés depuis l'indépendance. C'est pourquoi, je propose de réduire drastiquement l'extraction et l'exploitation des hydrocarbures afin que les générations futures en profitent et que les réserves soient dans le sous-sol plutôt que dans des circuits financiers avec les incertitudes inhérentes à un système financier sans Dieu ni maître et dont les Etats ont laissé libre cours à l'imagination des spéculateurs cupides et malhonnêtes. Quel sera le principal défi pour l'Algérie ? La formation initiale et professionnelle sera le grand défi à relever dans une région où la moitié des habitants ont moins de 35 ans. C'est une situation explosive et aucun système politique ne pourra y résister. J'enseigne en Algérie et au Maroc ainsi qu'en Afrique de l'Ouest. Ce que je constate c'est que le modèle français demeure prégnant. On forme de futurs cadres dans le tertiaire et les services aussi bien privés que publics. Il faut des gestionnaires, des contrôleurs de gestion, des responsables des ressources humaines, des comptables et des financiers. Mais cela ne répondra pas à l'industrialisation et au développement des secteurs primaire et secondaire. Le modèle chinois est plus approprié. La Chine développe davantage la formation d'ingénieurs en mécanique, électronique, chimie et parachimie, nano technologies et NTIC, BTP et travaux publics, agriculture et agroalimentaire et j'en passe. L'apprentissage a été le moteur du développement industriel de l'Allemagne. Beaucoup de métiers disparaissent ou vont disparaître. En Europe il est possible de faire venir des ouvriers qualifiés d'autres pays mais au Maghreb, il est indispensable que les jeunes prennent la relève des anciens. Au lieu de financer la création d'entreprises par des jeunes (programme Ansej en Algérie) qui n'ont aucun projet aucune expérience de l'entreprise, aucune préparation à la gestion, pourquoi ne pas lancer des emplois jeunes et des programmes d'insertion par l'économique et l'apprentissage ?