Ceux qui font la révolution, ceux qui la terminent, ceux qui se révoltent, ceux qui votent. Voila la problématique du Printemps arabe. Berceau de ce printemps, la Tunisie a propulsé au pouvoir, lors d'élections libres très attendues, les islamistes du parti Ennahda. En Egypte, le Parti de la liberté et de la justice, vitrine politique des Frères musulmans, a remporté les deux premiers tours des élections législatives, suivi par les salafistes, tenants de l'islamisme radical version wahhabite. Au Maroc, où le mouvement pro-démocratique est resté très mesuré, les islamistes modérés du Parti justice et développement ont eux aussi pris le pouvoir par les urnes. La montée spectaculaire de l'islamisme a laissé dubitatif de nombreux commentateurs. Il y a effectivement de quoi s'interroger sur l'après-Printemps arabe. Les résultats des urnes, pour la première fois libres et transparentes, n'ont pas traduit les mots d'ordre des révolutions arabes, les événements qui se sont déroulés sur l'avenue Bourguiba, la place Tahrir et au centre de Rabat sont restées sans effet ? L'énigme de cette récompense non pas aux acteurs qui avaient appelé à descendre dans la rue mais aux islamistes qui ont pris le train de la révolution une fois celle-ci arrivée à la gare, reste entière. Pourquoi les acteurs du changement ont-ils été sanctionnés par les urnes ? Pourquoi les islamistes n'ont-ils pas souffert de leur absence aux Printemps arabes ? El-Ikhouan se sont adressés à leurs militants, un électorat extrêmement fidèle mais aussi aux hésitants et à la majorité silencieuse. En Egypte, par exemple, pendant que la place Tahrir était en ébullition, les Frères musulmans et les salafistes d'En-Nour poursuivaient leur travail de mobilisation électorale. Bon, ils ont abusé des mosquées, distribué des vivres et fraudé dans quelques bureaux de vote, mais il faut bien se l'avouer, c'est insuffisant pour expliquer le raz-de-marée en leur faveur. En Tunisie, bien que sa société soit plus sécularisée, Ennahda a aussi tiré le jackpot sans coup férir et avec un fort taux de voix féminines dans un pays où les femmes ont pourtant des droits comme nulle part ailleurs dans le monde arabo-musulman ! Au Maroc, le parti Justice et développement aurait pu mieux faire si ses dirigeants n'avaient pas succombé, au nom de la realpolitik international, aux pressions de Mohammed VI. Même si ces élections n'ont pas traduit nécessairement les sensibilités qui ont fait éclore les Printemps arabes, il s'agit de résultats démocratiques. En Occident, les politiques ont accueilli les nouvelles forces politiques de tendance islamiste, les félicitant pour leur victoire et s'engageant à travailler avec elles. Il se dit que l'irruption de l'islamisme modéré serait l'œuvre d'un complot de l'Occident qui avait fini par comprendre que les dictatures arabes ne constituaient pas un rempart contre l'islamisme et qu'elles l'ont nourri, même. Une explication pas très crédible même si aujourd'hui, les conditions d'une nouvelle alliance entre l'Occident et les islamistes au pouvoir sont là. La vraie question est de savoir si ces forces islamistes seront tenues de respecter la démocratie qui les portées au pouvoir, qu'elles n'essayeront pas de la confisquer à leur seul profit. Les modernistes arabes sont partagés sur ces perspectives. Quoiqu'il en sera, les perdants, les démocrates, les républicains et modernistes devront méditer leurs erreurs plutôt que d'accuser les vainqueurs d'on ne sait quelle faute. Les mouvements islamistes sont une réalité incontournable qu'il convient de gérer au lieu de la contrer, analysent aujourd'hui de nombreux politologues. Pour être juste, il leur faudrait, aux modernistes, prendre en compte tout le poids de la religion dans leur société et travailler avec cette donne en attendant que l'islam fasse son aggiornamento. Et le fera tôt ou tard, l'individualisation étant en marche dans les sociétés arabes. D'ores et déjà, les leaders islamistes jurent sur le modèle turc, promettant d'ouvrir cette troisième voie de la réconciliation de l'islam avec la modernité et la démocratie. Le discours officiel du parti Ennahda, du PJD marocain et même des Frères musulmans d'Egypte, se veut rassurant. Et puis dans l'islamisme n'y-a-t-il pas des différences ? Le Parti de la liberté et de la justice égyptien dit ne rien partager avec en-Nour, dont les députées femmes sont affublées du niqab intégral et préconise un tourisme hallal dans un pays qui vit des vacances des étrangers. Les deux partis sont en compétition frontale : les Frères musulmans menacent leurs rivaux islamistes de faire des alliances avec les forces centristes ! D'un point de vue politique, les Frères musulmans et les salafistes sont en effet des créatures très différentes : les premiers sont porteurs d'un véritable projet politique alors que les salafistes, très hétérogènes, se rassemblent sur des intérêts plus limités comme le rôle de la religion dans la vie publique, les lois concernant les femmes et la famille, l'éducation et la culture. Le CNT libyen, qui a déclaré que la Libye appliquerait la charia et que l'interdiction de la polygamie y serait levée, n'est pas sur la même longueur d'onde qu'Ennahda qui paraît presque un parti laïc. En guise de conclusion, En-Nour, les Frères musulmans, le PJD, Ennahda et le CNT, sont l'expression de l'échec des pouvoirs post-indépendances dans ces pays. C'est le résultat d'une énorme frustration des électeurs révoltés, blasés, fatigués du népotisme et de la corruption endémique et si les Tunisiens, les Marocains et les Egyptiens ont choisi de s'en remettre aux porteurs d'un islam qui prône l'éradication de la corruption et le rétablissement de la dignité, c'est tout simplement parce que tous les régimes arabes, républiques ou monarchies, ont instrumentalisé à outrance l'islam, l'ont utilisé comme outil de pouvoir. L'école, les institutions, les télévisions, l'espace public, tout était dédié à la culture d'un certain islam radical, rétrograde. Le tout sous l'influence et le lobbying religieux de l'Arabie Saoudite. L'objectif de ces potentats : jouer sur le sentiment religieux des populations pour demeurer au pouvoir. Donc ces mouvements islamistes majoritaires dans les Parlements tunisien, marocain et égyptien le sont non pas pour leur programme économique, si tant est ils en ont un, mais parce qu'ils ont déplacé l'espoir sur le terrain religieux, surfant sur la construction prochaine d'une société idéale de justice sociale. Leurs électeurs attendent beaucoup d'eux, mais ils risquent d'être rapidement déçus. D. B.