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BEN LADEN FRAPPE ENCORE
Publié dans Liberté le 22 - 11 - 2003

Deux nouveaux attentats terroristes signés Al-Qaïda à Istanbul
La Turquie dans l'œil du cyclone
Alors que les Turcs sont encore sous le choc des attentats qui avaient visé deux synagogues à Istanbul, la ville séculaire a été de nouveau secouée, jeudi dernier, par deux autres explosions.
Le bilan est très lourd : 27 morts, dont le consul général et une diplomate, 450 blessés et une dizaine de disparus. L'œuvre est signée par la nébuleuse Al-Qaïda, qui revient au devant de la scène médiatique.
Depuis quelques semaines, les attentats meurtriers qu'elle a revendiqués ont plongé l'Arabie Saoudite et la Turquie dans la terreur. La patrie de Mustafa Kemal Atatürk est devenue une cible particulière pour l'organisation d'Oussama Ben Laden.
Un appel téléphonique anonyme a affirmé qu'Al-Qaïda et le Front islamique de libération du Grand-Orient sont derrière ces attaques. Istanbul a vécu l'horreur à deux reprises, en l'espace de quelques jours seulement. Des scènes insupportables s'offraient aux yeux des habitants du centre-ville, jeudi matin, lorsque deux violentes déflagrations ont fait trembler la capitale des Ottomans.
Celle ayant visé la banque britannique HSBC fut la plus violente. Elle a été ressentie par certains Stambouliotes tel un séisme, selon des témoignages. Les voitures piégées suicides utilisées étaient bourrées d'explosifs dans le but de faire le maximum de dégâts humains et matériels.
Cette fois-ci, le consulat et un organisme financier britanniques ont constitué les cibles des terroristes. Les premiers indices recueillis par les enquêteurs turcs montrent clairement que les méthodes auxquelles ont eu recours les terroristes pour l'exécution des attentats de jeudi sont similaires à tous points de vue à celles des attentats perpétrés contre les synagogues. En effet, des véhicules piégés conduits par des kamikazes ont explosé devant le consulat de Grande-Bretagne, détruisant en partie la construction, et devant la banque HSBC creusant un cratère de deux mètres de profondeur.
Des débris ont été projetés à plus de trois cents mètres du lieu de la détonation, alors que tous les immeubles environnants ont été endommagés et leurs vitres ont volé en éclats.
C'est dire la puissance des explosifs utilisés. Le but recherché, à savoir l'instauration d'un climat de terreur, semble avoir été atteint, bien que les réactions enregistrées à Ankara laissent entendre que la lutte contre le terrorisme se poursuivra quel que soit le prix à payer.
En réaction à ces attentats, les autorités américaines et britanniques ont rapidement fermé leurs représentations consulaires à Istanbul et ont demandé à leurs ressortissants de ne pas quitter leurs lieux de résidence quelles que soient les raisons.
L'acharnement d'Al-Qaïda peut s'expliquer par le fait que la Turquie est le seul pays musulman de la région à entretenir des relations très étroites avec Israël et les Etats-Unis, ennemis jurés de l'organisation de Ben Laden. Le rôle joué par Ankara avant la guerre contre l'Irak, qui a négocié une aide financière américaine pour ouvrir son territoire aux soldats US, n'est certainement pas étranger à cette situation, même si le chef de la diplomatie britannique, Jack Straw, persiste à dire, depuis Istanbul, que les attentats n'avaient aucun lien avec la guerre contre Irak.
K. ABDELKAMEL
Didier Billion, directeur-adjoint de l'IRIS à Liberté
“Ce pays est et restera une cible”
Directeur-adjoint de l'Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS, Paris), Didier Billion est également spécialiste de la Turquie.
Liberté : Qui était la principale cible de l'attaque de jeudi dernier, la Turquie ou la Grande-Bretagne ?
Didier Billion : Les deux. Depuis le 11 septembre 2001, il est beaucoup plus compliqué de mener des attaques sur le sol des puissances occidentales. Les mesures de sécurité, et en matière de renseignement, prises se révèlent en partie efficaces. Ce qui n'est pas tout à fait le cas dans un pays comme la Turquie, où il est plus facile pour les responsables de ces attentats d'opérer. Par ailleurs, pour une série de raisons liées à sa politique extérieure, mais aussi à sa politique intérieure, la Turquie est une cible et continuera d'être une cible pour les plus radicaux des islamistes.
Pourtant, la Turquie n'a pas soutenu les Américains pendant la dernière guerre en Irak et elle est dirigée par un gouvernement islamiste…
Je crois qu'il y a plusieurs facteurs qui peuvent expliquer ce qui vient de se produire dans ce pays. D'abord, la politique extérieure. On sait que la Turquie est un allié traditionnel des puissances occidentales, particulièrement des Etats-Unis, même si le 1er mars dernier le Parlement a refusé la possibilité aux troupes américaines d'attaquer l'Irak à partir du sol turc. Nous savons que ce pays est membre de l'Otan depuis 1952.
D'ailleurs, c'est lui qui accueillera le prochain sommet de l'Organisation en 2004. Nous connaissons ses alliances avec Israël, surtout depuis les accords de coopération militaires signés en 1996. Et ce pays souhaite adhérer à l'Union européenne.
Or, dans la rhétorique des islamistes violents, l'Europe est considérée comme le vecteur de la civilisation judéo-croisée qu'ils dénoncent. Donc, pour toutes ces raisons de politique extérieure, la Turquie concentre de nombreuses critiques qui justifient aux yeux des terroristes qu'elle soit attaquée. Ensuite, il y a des éléments de politique intérieure. Lorsque la République turque a été proclamée en 1923, l'une des premières décisions qui a été prise fut l'abolition du califat. Donc les islamistes considèrent l'état turc comme un “état traître” à la cause musulmane. Plus conjoncturellement, le nouveau gouvernement dirigé par le Parti de la justice et du développement, que je ne qualifierai pas d'islamiste, a quand même sa matrice idéologique dans l'islam politique de Turquie. Or, depuis un an, on constate que ce gouvernement et le parti n'ont pas pris de mesures qui pourraient aller dans le sens de l'instauration d'un régime de type islamique. Et ils n'ont pas remis en cause les alliances avec l'Occident et Israël. Donc, ils sont, eux aussi, considérés comme des “traîtres”. Enfin, n'oublions pas que le 7 octobre dernier, le Parlement a donné l'autorisation aux forces armées turques de se déployer en Irak. Les terroristes considèrent que la Turquie est un élément essentiel de la politique américaine dans la région. Pour toutes ces raisons, on peut comprendre pourquoi aux yeux des extrémistes la Turquie constitue une cible.
Y a-t-il un lien direct entre ces attaques et la situation en Irak ?
Personnellement, il y a six mois, j'étais de ceux qui considéraient que l'intervention américano-britannique en Irak allait entraîner une déstabilisation régionale. Et dans mon esprit, parler de déstabilisation régionale, ne signifie pas que tous les gouvernements de la région vont tomber les uns après les autres. Je parlais du risque d'une vague d'attaques terroristes. Et c'est ce qui se produit aujourd'hui.
La Turquie a de longues frontières avec l'Irak qui sont difficiles à surveiller. Donc, des groupes terroristes peuvent se servir de l'Irak comme base de départ et de repli pour des opérations en Turquie . à l'avenir, d'autres pays risquent d'être touchés. Je pense, notamment, à la Jordanie.
Pourquoi George W. Bush et Tony Blair ne veulent-ils pas reconnaître leur responsabilité dans ce qui se passe aujourd'hui dans la région ?
Je crois que les Américains se sont engagés dans une logique infernale, avec une ligne politique pour la moins fluctuante. Ils s'acharnent à vouloir rester en Irak, mais George Bush a convoqué la semaine dernière Paul Bremer à Washington pour lui demander de se débrouiller pour stabiliser la situation. Comme feuille de route, c'est un peu léger ! Ceci étant, il est peu probable que Bush admette sa responsabilité dans ce qui se passe dans la région. Il est dans une logique quasiment autiste. Tony Blair est dans une situation un peu plus compliquée. D'abord vis-à-vis de son opinion publique (ndlr : hostile à la guerre) et particulièrement parce qu'il s'aperçoit que Bush, malgré sa visite officielle, ne considère pas la Grande-Bretagne comme un allié essentiel. Mais, même lui ne risque pas de reconnaître ses erreurs.
On sait que les relations entre le gouvernement turc et l'armée ne sont pas excellentes. Quelles pourront-être les conséquences des derniers attentats sur l'avenir de l'exécutif ?
Je ne crois pas que le gouvernement soit menacé. L'armée et le gouvernement sont condamnés à s'entendre. Mais, hier, le premier ministre Erdogan a fait une déclaration sur une probable défaillance des services de sécurité. Je crois que s'il s'engageait dans cette logique critique, ce serait le pire des services qu'il pourrait rendre à son pays.
Je crois que les dirigeants du parti au pouvoir ont une certaine expérience politique et ils savent où il ne faut pas aller. Donc, il est peu probable qu'une crise forte surgisse entre le gouvernement civil et l'autorité militaire.
Propos recueillis par Lounès Guemache
Arrestations et état d'alerte
L'enquête sur les deux attentats antibritanniques à Istanbul progressait, hier, avec l'arrestation de plusieurs personnes et l'identification des kamikazes, tandis que Washington et Londres ont mis en garde contre la possibilité de nouvelles attaques en Turquie.
Les deux auteurs des attentats suicide à la voiture piégée ont été identifiés par la police; ce sont des Turcs, selon le quotidien turc à grand tirage Hurriyet. Il s'agirait de deux hommes, Azad Ekinci et Feridun Ugurlu, des militants islamistes, déjà recherchés dans le cadre des attentats suicide de samedi dernier contre deux synagogues à Istanbul, selon le journal. Selon la presse, sept suspects étaient, par ailleurs, interrogés par la police antiterroriste à Istanbul. Le ministre turc des Affaires étrangères, Abdullah Gul, présent, hier matin, à Istanbul, avec son homologue britannique Jack Straw, a confirmé que la police turque a procédé à “plusieurs arrestations”.
Le prix de l'alignement
Des scènes apocalyptiques ont été vécues par les Stambouliotes à deux reprises. Et à cinq jours d'intervalle. La porte de l'Orient, comme aiment l'appeler les Européens qui venaient y passer des moments de détente, a subitement basculé dans l'enfer du terrorisme. Cela intervient dans une conjoncture particulière pour le pays d'Atatürk, gouverné depuis plus de six mois par les islamistes. Erdogan, le chef du gouvernement turc, qui a troqué malgré lui les principes de son parti politique et son programme électoral contre une realpolitik dictée par les nécessités de l'heure, aura déçu les extrémistes de tous bords. Dans un Etat aux fondements laïques certes, mais musulman à plus de 95%, sa conduite avant et durant la guerre d'Irak lui a valu l'inimitié d'une bonne partie du peuple turc, qui n'a pas manqué de la manifester. Dernièrement encore, il a dû abdiquer face à la pression de la rue en annulant sa décision d'envoyer des soldats turcs en Irak aux côtés des forces coalisées. L'étau se resserre sur le nouvel homme fort d'Ankara. Des paroles, les fondamentalistes sont passés aux actes avec le concours d'Al-Qaïda. Ils ont plongé la Turquie dans l'horreur et la terreur. Les retombées, notamment sur le plan économique, risquent d'être incommensurables pour un pays où le tourisme constitue l'une des principales ressources, sans parler de la dette extérieure qui se chiffre en dizaines de milliards de dollars. Les annulations des réservations de voyages ont déjà commencé à tomber. C'est le prix à payer pour l'alignement sur les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. Ces deux pays, qui éprouvent toutes les peines du monde à gérer l'Irak de l'après-guerre avec son lot quotidien de soldats tués par la résistance irakienne, voient maintenant leurs intérêts directement touchés dans la région. Ceux qui avaient prévu cette flambée de violence comme conséquence d'une guerre en Irak n'avaient pas tout à fait tort. Après l'Arabie Saoudite, la Turquie le vérifie à ses dépens.
K. ABDELKAMEL


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