Cela dure depuis une dizaine d'années, chaque 8 mars, une sorte de malaise m'habite. Comme une blessure. Un chagrin, ou une trahison, et je sens le ciel bas, et la grisaille touche le bord de la fenêtre basse. Pour ne pas gâcher la fête des femmes, je préfère ne pas écrire sur ce jour du 8 Mars. Je ne m'aime pas à attrister la rose dans la main d'une femme. À mes yeux, une rose fanée, ternie est une horreur ! Afin de ne pas faire attiédir les bouteilles de gazouz sur la table de la fête dressée pour l'occasion, j'ai toujours préféré reculer l'envoi de cette lettre adressée à une écrivaine. Aujourd'hui que le soleil de “l'après-midi” du 8 Mars s'est retiré, que le fleuriste du coin a baissé rideau, que les roses offertes sont séchées et rangées dans des sacs-poubelles de couleur noir, que les hauts fonctionnaires de l'Etat et de la nation, les chefs de parti (islamistes, démocrates, nationaux, laïcs ou sans couleur), qui tous participent à la course carnavalesque des législatives, ont prononcé leurs discours emballés dans les quatre langues tolérées par Allah et par ses ombres sur cette terre appelée Algérie (l'arabe classique, le français, le tamazigh et le dziri), que tout ce monde a distribué son sourire devant les caméras de la télévision nationale, je me permets de poster ma lettre. En réalité, ce que j'envoie à cette écrivaine n'est pas une longue lettre, juste quelques mots griffonnés sur le dos d'une carte postale en noir et blanc. J'adresse cet envoi à Yamina Mechakra, poétesse et romancière, hôpital X, rue de “la Grotte éclatée” n° 1954, Arris, les Aurès. “…Alger, le 8 mars 2012. Chère écrivaine Yamina Mechakra. Comment ça va ? Comment va-t-il le roman ? Et l'encre qui perturbe le blanc ? Chère Yamina, je t'écris, d'abord, pour te dire que ton nom Yamina, avec son originalité chaouie, est une couronne sur ta tête lasse. J'aime tous ces prénoms classiques que portent les femmes d'Algérie ; un grand merci aux mamans qui savent choisir les prénoms pour leurs jolies filles : Yamina. Les vieux prénoms féminins ressemblent aux bons vieux vins. Chère Yamina, aujourd'hui c'est le 8 mars, je sais que cette date ne te dit rien, pas grand-chose. Yamina, dont le sobriquet est "la grotte éclatée", préfère le 1er Novembre au 8 Mars, et pourtant cette date n'est pas celle de son anniversaire. C'est celui d'une montagne appelée Arris. Les montagnes ont leurs anniversaires. Et elles ont un cœur fragile et palpable. Je t'imagine dans ta solitude, isolée, noyée dans un silence complice et infernal. En ce 8 mars, jour de discours et de roses trompeuses et de propagandes législatives, personne n'a pensé à t'offrir un mot. Toi qui vénère les mots solides sculptés de la vraie pierre des montagnes des Aurès, de M'sirda ou du Djurdjura. Dans la symphonie de la souffrance de ton asile, en ce mémorable 8 Mars, à l'heure où toutes les lignes téléphoniques mobiles sont saturées, ton petit téléphone n'a pas sonné, ni en signe de message SMS ni pour te souffler une belle expression ; et pourtant, comme une enfant d'école, Yamina aime la sonnerie de son portable, imitant le chant d'un oiseau édénique capable de perturber le noir du corbeau. Ta fragilité solide t'a appris à écrire comme les grands. Ma chère Yamina, en méditant sur ton retrait abattu, souffrant, martyrisé, je me dis : tu es Ayoub (Job) de notre temps. Je suis certain qu'Ayoub (Job) fut une femme. “Nous t'avons fait une révélation comme Nous la fîmes à Noé et aux prophètes après lui. Et Nous avons fait la révélation à Abraham, à Ismaël, à Isaac, à Jacob, aux Tribus, à Jésus, à Job, à Aaron et à Salomon, et Nous avons donné le Zabour à David", dit le Coran dans la sourate des Femmes. On t'a donné la souffrance, l'épreuve, et le livre La Grotte éclatée. Comme tous les prophètes, tu n'as qu'un seul livre : “La Grotte éclatée” ; et comme leurs Livres, le tien est aussi éternel. Chère Yamina, dans ton asile, le tien ou le nôtre, je me dis : la folie, la poésie et la prophétie sont trois sœurs jumelles. Triplées. Elles sont nées de la même matrice : la langue ou la montagne. Au revoir Yamina, je m'excuse d'avoir réveillé ton silence et dérangé ta prophétie.” A. Z. [email protected]