Warda est morte du cœur, ce cœur qui a si bien chanté les tourments de l'amour a fini par la lâcher. Warda ne chantait pas avec sa voix, mais avec son cœur. Un cœur d'or en plus. Elle était loin de la variété où l'on chante la douleur de l'amour en dansant et la séparation amoureuse en rigolant, le nez refait à la mode lapin. Vous les avez vues les chanteuses arabes actuelles ? Des lapines. Toutes refaites, toutes surfaites avec la même bouche pulpeuse de Barbie et les pommettes comme des pommes, avec ça le décolleté aussi généreux que leurs voix sont interchangeables, se ressemblant toutes. La différence entre Warda et ces chanteuses ? Pas de comparaison sacrilège. Ah! Warda, combien de rendez-vous manqués avec elle. Le dernier fut fatal. Au Caire même où je séjournais. Dès le 13 mai en passant près de l'immeuble où résidait la cantatrice, notre très informé ambassadeur au Caire, Larbaoui Nadir, me fit part de la santé fragile de la diva qu'il avait vue quelques jours auparavant. Dans les yeux de l'ambassadeur brillait à la fois la fierté de connaître cette autre grande ambassadrice – sans doute la plus grande qu'on a eue –, mais aussi la tristesse de la savoir malade. J'avais envie de lui demander de m'introduire auprès d'elle. Mais la peur de déranger, de gêner me fit garder le silence. Je n'ai jamais aimé m'incruster, me pousser comme on dit. Orgueil ? Sans doute. Plus sûrement timidité. Je me disais que j'aurai sans doute d'autres occasions pour la voir. Quatre jours plus tard, j'allais dîner à Khan Khalili, un immense bazar, avec notre ambassadeur quand il reçut un appel. Comme je m'étais éloigné de lui par discrétion, je ne voyais que son visage blêmir. J'ai compris qu'il venait d'apprendre une mauvaise nouvelle. Il raccrocha et vint me murmurer la voix enrouée d'émotion : “Warda vient juste de décéder. Il faut que j'aille assister sa famille.” Et il partit. Ainsi, pour le journaliste qui vivait en moi, quel scoop ! Mais de ce scoop je n'en voulais point : il tuait en moi une part de poésie et de rêve. Le premier moment de stupeur passé, je n'arrivais pas à réaliser ce qui arrivait. Quoi, Warda décédée ? Comment est-ce possible ? Elle faisait partie de notre paysage qu'on la croyait immortelle. On est né avec elle, on a grandi avec elle, on a mûri avec elle, et, croyait-on, qu'on allait mourir avec elle en la léguant à nos enfants. Un trésor, notre trésor, l'un des rares fors le pétrole. Warda me rappelait ma jeunesse insouciante avec celle qui fut ma fiancée et devint mon épouse. C'est elle qui me fit connaître et aimer Warda qu'elle chantait à merveille. Surtout Rahala (nomade) où, de mon point de vue, Warda a atteint la perfection dans le chant. Ici, plus qu'ailleurs, elle avait une voix cristalline. Quand je pense aux houris, je me dis qu'elles ont sans doute la voix de cette Warda-là. Le meilleur hommage que je pouvais faire à la disparue était de l'écouter sur l'instant. Je me précipitais alors, orphelin d'une grande voix, dans la première boutique de CD musicaux tout près de la mosquée Sidna Hocine. Ne pouvant garder pour moi cette nouvelle qui me brisait le cœur, j'en informais le vendeur. Il manqua d'avaler sa langue et psalmodia quelques versets du Coran avant de me faire écouter les yeux embués Fi youm ou lila (en un jour et une nuit) et sortit porter la triste information à ses voisins. On entendit alors une sorte de grondement, de brouhaha. C'était le Coran que récitaient à l'unisson ces petites gens pour le repos de l'âme de leur idole. J'en ai eu la chair de poule. Oui, Warda est un monument en égypte, la seule qui soutient, pour eux, la comparaison avec Oum Keltoum. En écoutant la chanson, j'ai pensé à la personne à qui j'avais parlé il y a quelques années, à cette voix douce et combien pure et maternelle, j'ai pensé à la femme que je devais voir par l'entremise de son dévoué fils Riad, mais que des circonstances contraires m'ont en empêché. Warda est morte le 17 mai. Est-on vraiment sûr qu'elle est inhumée au cimetière El-Alia ? Oui, juste sa dépouille. Mais son art, mais ses chansons, mais son souvenir, mais sa grandeur et son cœur, mais ce qu'elle a donné à notre pays me font penser qu'elle est éternelle. Pour la retrouver, il suffit de l'écouter. Pour la retrouver, il suffit aussi de lire ce mot de Nietzche : “Il faut sentir jusqu'au tréfonds de l'être jusqu'à quel point la femme est un bienfait.” Rien à ajouter au philosophe allemand. Juste un air de chanson : Bitouaness bik ounta maâya… H. G. [email protected]