Déambulant dans la rue Didouche Mourad à Alger, cela m'arrive rare, soudain je me suis arrêté devant l'immeuble n° 88. Une bâtisse silencieuse, comme en deuil. Une scène a attiré mon attention : Assis sur la marche d'entrée de cet immeuble triste N° 88 rue Didouche Mourad, deux hommes étaient en plein débat ! Le premier avait une barbe longue et sauvage, le deuxième, vieux élégant et pensif, avait comme une couche assez épaisse de neige dissimulant sa chevelure! Longtemps, j'ai fixé les deux hommes, j'ai frotté mes yeux. Je ne suis ni myope ni presbyte. Je ne délire pas. Je n'en ai pas cru mes yeux. Les deux personnes n'étaient que: Mouloud Mammeri et Jean Sénac. Da Lmouloud et Sénac ! Nous sommes le 5 juillet 2012. Ils étaient là assis côte à côte, noyés dans une mélancolie conjuguée à une sorte d'amertume ou de colère. Je me suis dit : mais mon Dieu ces deux écrivains sont morts depuis longtemps. Jean Sénac, avec brio, a animé la scène littéraire algérienne depuis la guerre de libération jusqu'à sa mort en 1973. Il a été retrouvé assassiné dans une cave la nuit du 29 au 30 août 1973. Da Lmouloud, passionné de la poésie de Si Mohand Ou M'hand amokrane Ach-houara, déclencheur du printemps berbère, auteur de la Colline oubliée et l'Opiulam et le bâton... est décédé dans un accident de route, le 26 février 1989... J'ai frotté mes yeux, une deuxième fois ! Réalité ou chimère ? La route a tué aussi Albert Camus. Pourquoi est-ce que je pense à ce fils de Belcourt ? J'ai prêté l'oreille à la discussion des deux écrivains et dont voici leurs propos et leur silence. - Que viens-tu faire ici, en ce 5 juillet ? demanda Mouloud Mammeri à Jean Sénac. - Je suis le secrétaire général de l'union des écrivains dont vous êtes le président, répond Jean Sénac en regardant l'écriture sur l'enceinte crasseuse de la bâtisse. - Moi, je me suis ennuyé dans le monde de l'au-delà, avec la permission du Ciel j'ai décidé de faire un tour dans cette ville afin de voir ce qui s'est préparé en matière de littérature à l'occasion de la cinquantaine de l'indépendance. - Déjà un demi-siècle ! commenta celui qui signait d'un soleil. - J'ai été sûr que vous aussi vous allez revenir aujourd'hui pour présenter un numéro spécial de votre émission radiophonique "Poésie sur tous les fronts" en signe de célébration de l'indépendance, dit Da Lmouloud. - Je suis revenu écouter de la poésie, mais le poète n'est pas dans la cité ! - Ils sont où les Moufdi Zakariya, Malek Haddad, Djounydi Khalifa, Djamel Amrani, Laid al Khalifa, Ahmed Azeggagh, Bachir Hadj-Ali, Kaddour M'hamsadji, Ahlem Mostaghanemi, Azeradj Omar et les autres ? Je regarde l'immeuble n° 88 rue Didouche Mourad, je me suis rendu compte que nous étions devant le siège de l'Union des écrivains algériens. La porte était fermée. Lumières éteintes. Triste fut le lieu en un jour de cinquantenaire de l'indépendance. Soudain, dans le ciel d'Alger s'élèvent des feux d'artifice mouillés. Ni Mouloud Mammeri ni Jean Sénac n'ont osé lever le regard pour regarder le spectacle dans le ciel d'Alger en ce 5 juillet 2012. Ils sont repartis vers les cieux en se métamorphosant en feux d'artifice. Je les ai regardés, ils étaient en poème. Beau ! A. Z. [email protected]