Acte II de la révolution du Jasmin : jamais de mémoire de Tunisien des obsèques n'ont drainé autant de monde depuis, celles sans doute, du père de l'indépendance, le défunt président Habib Bourguiba. Des milliers de personnes, entre 30 000 et 50 000, ont accompagné, hier, à sa dernière demeure, Chokri Belaïd, assassiné mercredi devant chez lui. Des femmes, des avocats, des universitaires, des jeunes, des moins jeunes, des pères de famille, des militants, mais aussi des médecins se sont retrouvés dès les premières heures de la matinée de ce vendredi, en une foule immense, pour un moment de communion, à Djebel Djendoud, banlieue populaire au sud de Tunis où résidait le défunt. Ils affluaient de partout. La marée humaine ne s'est pas encore mise en branle que déjà les slogans fusent, désignant la cible qui serait derrière l'assassinat de cette figure emblématique de la gauche : le mouvement Ennahda et son leader. “Ghannouchi assassin, prends tes chiens et repose-toi", “Honte à Ennahda, elle a vendu la Tunisie en dollars", “Ennahda dégage" sont autant de slogans entonnés tout le long de l'itinéraire, long de près de 4 km, séparant Djebel Djendoud et le cimetière Djelaz, le plus important de Tunis, un peu l'équivalent d'El-Alia en Algérie. C'est vers 11 heures et demie que l'impressionnante marée humaine a commencé à battre le pavé, sous une pluie fine. Enveloppés dans des drapeaux tunisiens ou brandissant des banderoles sur lesquelles on pouvait notamment lire : “Non au terrorisme, non au fascisme, notre révolution est celle de la liberté", ou encore “On est tous des Chokri", les manifestants donnaient par moments le sentiment de vouloir en découdre et vite avec la formation islamiste : “El-youm, el-youm, tih Ennahda, el-youm", “Ennahda va tomber aujourd'hui", “Tunisie libre, Ghannouchi dehors". Portée par les militaires, la dépouille du défunt, entourée de sa désormais veuve Besma Khelfaoui et de sa fille, avait toutes les peines du monde à progresser alors qu'au ciel, un hélicoptère militaire tournoyait et suivait la procession humaine. Sur des ponts bondés mais aussi sur les balcons des immeubles longeant la grande avenue menant au cimetière, des centaines de personnes saluaient et applaudissaient le passage de la dépouille. Des youyous fusent, certains en larmes, tandis que d'autres entonnent l'hymne tunisien. Mais c'est surtout les avocats, en robe, devançant de quelques mètres la dépouille, qui donnent le ton de cette nouvelle “mini-révolution" où même le portrait de Che Guevara est déployé : “Belaïd, le martyr, on ne déviera pas de ta voie". “Par le sang et par l'âme, on se sacrifiera pour toi Chokri" proclame une banderole à côté des banderoles du Front populaire, coalition de partis de gauche. Il y a aussi certains paradoxes, comme cette jeune fille en hidjab, l'une des rares d'ailleurs qui tente, face à la presse mondiale présente en force, de mettre en exergue une pancarte sur laquelle est écrit notamment : “Les universitaires demandent la dissolution des ligues fascistes", du nom de ces milices apparues depuis l'arrivée d'Ennahda au pouvoir. Et tout le long de l'itinéraire, les slogans anti-islamistes le disputaient à un discours révolutionnaire, à forte connotation politique. “Le peuple appelle à la lutte contre les voleurs et les tueurs", “Que tombe le parti des frères", “Pas de peur, pas de panique, le pouvoir appartient au peuple", “Le peuple veut la chute du régime", slogan devenu célèbre depuis la révolution du 14 janvier 2011. Echauffourées à l'arrivée Ce n'est que vers 14h30 que la procession humaine gagne enfin le cimetière de Djelaz, au quartier Baba-Alioua, en face de l'hôpital militaire, à 3 km du centre de Tunis. Contre toute attente, la police, jusque-là discrète et effacée, a usé de gaz lacrymogènes contre certains jeunes qui auraient mis le feu à certaines voitures. “On avait demandé à ce que la police soit tenue à distance ; malheureusement, elle est intervenue", déplore Haithem Tebbassi, chargé des relations avec les médias au sein du Parti des patriotes démocrates, parti du défunt Chokri Belaïd. Malgré un petit mouvement de panique, la procession a poursuivi sa progression à l'intérieur du cimetière où les slogans hostiles aux islamistes ont repris de plus belle. “On ne plie pas, on ne réconcilie pas", clame la foule. Sous un froid devenu glacial, Belaïd Chokri sera enterré, mais sans que la Tunisie comprenne les tenants et les aboutissants de cette tragédie. “On était bien avec Ben Ali", soutient Fouad, un jeune ingénieur. “Ce sont les anciens du régime qui ont fomenté ce coup pour discréditer les islamistes car ils ont perdu beaucoup de privilèges", renchérit Mondher, taxieur, un proche d'Ennahda. Tunis, ville morte La grève générale à laquelle a appelé l'Union générale des travailleurs tunisiens, principale organisation syndicale et qui avait joué un rôle-clé dans la chute de Ben Ali, a été massivement suivie. À la célèbre avenue Bourguiba, haut lieu de “la révolution", tous les magasins ont baissé rideau dans la matinée d'hier, a-t-on constaté sur place. Un dispositif policier a été déployé autour du ministère de l'Intérieur, alors que l'avenue y attenant a été fermée à la circulation. De nombreux militaires ont été également déployés autour de l'ambassade de France, mais aussi de nombreux établissements financiers et dans certains coins de rue, probablement de crainte de manifestations auxquelles de nombreux appels ont été lancés via les réseaux sociaux. Le gouvernement, qui a eu à mesurer l'ampleur de la mobilisation autour des obsèques de l'opposant Chokri Belaïd, a également innové puisqu'il a décidé d'empêcher tout regroupement, une mission confiée à des milices, pour la plupart des jeunes encagoulés. K. K.