Gabriella Coleman est une anthropologiste spécialisée dans la “culture hacker". Elle a ainsi récemment publié le très remarqué livre Coding Freedom : “The Ethics and Aesthetics of Hacking". Puisque le code devient pouvoir et que les geeks maîtrisent le code, on assiste en effet à l'émergence d'un nouveau mouvement... Des évènements récents ont mis en évidence le fait que les hackers, les développeurs et les geeks sont porteurs d'une culture politique dynamique. Plus d'une décennie d'étude anthropologique dans leur milieu a forgé ma conviction que les hackers ont construit un très dynamique mouvement de défense des libertés individuelles et publiques. C'est une culture engagée à libérer l'information, sans contrôle excessif et sans surveillance par les gouvernements et les partenaires privés, à insister sur le droit au respect de la vie privée et à combattre la censure, produisant un effet d'entraînement sans précédent pour la vie politique. Et 2012 a été à ce sujet une année faste. Avant que je ne développe, il serait bon d'expliquer brièvement le mot “hacker". C'est une source de débats, même parmi les hackers. Par exemple d'un point de vue technique : un hacker peut programmer, administrer un réseau, bidouiller, réparer et améliorer du matériel et du logiciel. D'un point de vue éthique et politique, cette diversité est tout aussi grande. Certains hackers font partie d'une tradition de la transgression et du non respect des lois ; leurs activités sont opaques et indétectables. D'autres hackers sont fiers d'écrire des logiciels open source, libres d'accès et transparents. Alors que certains restent loin de toute activité politique, un nombre croissant d'entre eux se lève pour défendre leur autonomie productive ; ou s'engage plus largement dans des luttes pour la justice sociale et les droits de l'homme. Malgré leurs différences, certains sites web et certaines conférences rassemblent les divers clans de hackers. Comme tout mouvement politique, il y a des divergences internes, mais si les bonnes conditions sont réunies, des individus aux aptitudes distinctes travailleront à l'unisson pour une même cause. Prenons par exemple la réaction à l'encontre de la loi Stop Online Piracy Act (Sopa), un projet de loi de grande envergure sur le droit d'auteur visant à réduire le piratage en ligne. Sopa a été stoppée avant qu'elle ne puisse être adoptée, et cela grâce à une réaction massive et élaborée de la dissidence menée par le mouvement des hackers. L'élément central a été une journée de boycott dite “Blackout Day", sans précédent à l'échelle du web. Pour exprimer leur opposition à la loi, le 17 janvier 2012, des organisations à but non-lucratif, quelques grandes entreprises du web, des groupes d'intérêts publics et des milliers d'individus ont décidé de rendre momentanément leurs sites inaccessibles ; des centaines d'autres citoyens ont appelé ou envoyé des courriels aux représentants politiques. Les journalistes ont par la suite beaucoup écrit sur le sujet. Moins d'une semaine plus tard, après ces évènements spectaculaires, le projet Sopa et le projet Pipa, son pendant au Sénat, ont été suspendus. La victoire repose sur le soutien très large des hackers et des geeks. La participation de très grandes entreprises, comme Google, de personnalités reconnues du monde numérique, comme Jimmy Wales, et de l'organisation de défense des libertés individuelles Electronic Frontier Foundation (EFF) ont été cruciales au succès de l'action. Toutefois, la présence et le soutien constant et indéfectible des hackers et des geeks fut palpable, y incluant bien sûr Anonymous. Depuis 2008, les activistes se sont ralliés sous cette bannière pour organiser des manifestations ciblées, faire connaître diverses malversations, organiser des fuites de données sensibles, s'engager dans l'action directe numérique et fournir une assistance technique pour les mouvements révolutionnaires. Durant la protestation contre SOPA, les Anonymous ont publié des vidéos et des posters de propagande, tout en faisant régulièrement le point de la situation sur plusieurs comptes Twitter, dont Anonymous News, qui dispose d'un contingent important de followers. À la fin du blackout, les compagnies s'éloignèrent naturellement du feu des projecteurs et se remirent au travail. La lutte pour les droits numériques continua, cependant, avec les Anonymous et les autres activistes. En réalité , le jour suivant, le 18 janvier 2012, les autorités fédérales orchestrèrent le démantèlement du populaire site de partage de fichiers Megaupload. Kim Dotcom, le sympathique et controversé fondateur de la compagnie, fut aussi arrêté dans un spectaculaire raid matinal en Nouvelle-Zélande. Le retrait de ce site populaire ne présageait rien de bon pour les Anonymous : il semblait confirmer que si les décrets tels que Sopa devenaient des lois, la censure deviendrait inévitable et commune sur Internet. Bien qu'aucune cour n'ait jugé Kim Dotcom coupable de “piratage", ses possessions sont toujours confisquées et son site web banni d'Internet. Dès que la nouvelle fut connue, les Anonymous coordonnèrent leur plus grande campagne d'attaques par déni de service (DDOS) à ce jour. Elle mit à mal de nombreux sites web, incluant la page d'accueil d'Universal Music, le FBI, le bureau américain des copyrights (U.S Copyright Office), l'association américaine de l'industrie du disque (Recording Industry Association of America, RIAA) et l'association américaine du cinéma (Motion Picture Association of America, MPAA). L'importance, l'influence, et surtout la diversité de ce mouvement politique geek m'est apparu très récemment. Non pas à l'occasion d'un événement politique officiel, mais au moment d'une commémoration doublée d'une réunion politique informelle. Plus d'un millier de personnes se sont rassemblées dans le majestueux Cooper Union Hall à New York pour honorer la mémoire d'Aaron Swartz, un hacker et activiste autoproclamé qui s'est suicidé récemment en raison, selon certains, d'une ingérence du gouvernement dans son procès en rapport avec le téléchargement illégal de millions d'articles universitaires depuis le site de la bibliothèque du MIT. Ils parlèrent de la vie d'Aaron, de sa forte personnalité, et surtout de ses succès politiques et de ses désirs. Tout comme ses semblables, il détestait la censure, et avait donc naturellement rejoint le combat contre Sopa. Pendant la commémoration, on put entendre des extraits de son célèbre discours à la conférence Freedom to Connect en 2012, quand Swartz affirma que “Sopa a vraiment été stoppée par les gens eux-mêmes". Il avait joué un rôle clé pour plusieurs raisons, notamment en fondant l'association Demand Progress, une association à but non lucratif qui a participé à canaliser le mécontentement des citoyens à travers des pétitions et des campagnes contre Sopa. Contrairement aux Anonymous qui n'ont pas de mission unique, d'adresse physique, ou de porte-parole officiel, Demand Progress est un organisme ayant un bureau de direction au cœur du pouvoir politique, à Washington. Néanmoins il canalise, de manière assez efficace, des initiatives de la base en faveur de la protection des libertés civiles, un groupe modéré qui peut coordonner des actions avec patience et précision. De toute évidence, les geeks et les hackers en tout genre font usage d'une large variété de tactiques et de moyens d'expression politique. Demand Progress, ainsi que l'émergence du Parti Pirate en Europe, montrent la volonté des geeks et des hackers de s'exprimer et de travailler au sein des institutions en place. Tous les signes montrent qu'ils ont de plus en plus souvent recours à des modes d'expression politique plus traditionnels. Cependant cela va probablement coexister avec des actes plus ou moins organisés de désobéissance, de défi et de protestations qui sont également devenus plus fréquents et visibles ces dernières années, en grande partie grâce à Anonymous. Mais en ce samedi après-midi, les différences ont été mises de côté au profit d'une posture unitaire, en commémoration, et avec la conviction que la bataille pour la préservation des libertés publiques individuelles n'en était qu'à ses débuts. Y. H.