Vingt-quatre heures après l'impressionnante mobilisation des partis de gauche à l'occasion des obsèques de Chokri Belaïd, le parti Ennahda, accusé par la gauche d'avoir fomenté l'assassinat, a fait hier le rappel de ses troupes pour une manifestation qui n'a pas drainé une grande foule. Contrairement aux prétentions de ce parti et aux prévisions, il n'y avait pas de marée humaine. Loin, en tout cas, de ce qui était annoncé comme une démonstration de force attribuée, à tort ou à raison, à ce parti. Quelque 4 000 personnes, essentiellement des islamistes parmi lesquelles figuraient également des salafistes reconnaissables dans les drapeaux noirs qu'ils brandissaient, ont ainsi répondu à l'appel de la jeunesse d'Ennahda. Il était juste treize heures passées de quelques minutes lorsque les premiers groupuscules, venus des mosquées environnantes au terme de la prière, arrivent devant le théâtre, situé sur l'avenue à mi-chemin entre l'ambassade de France, quadrillée par un dispositif sécuritaire formé essentiellement de militaires, et le ministère de l'Intérieur également protégé par des barricades en barbelés et des policiers en nombre. Après avoir parcouru quelques dizaines de mètres sur l'avenue, ces jeunes, dont certains brandissaient des drapeaux saoudiens et tunisiens, tandis que d'autres déployaient les fanions d'Ennahda, ont préféré opter pour un rassemblement sur le parvis du théâtre. Sous une pluie battante, les premiers slogans fusent, révélateurs de l'objectif assigné à cette manifestation : “Allah Akbar", (Dieu est grand) ; “le peuple est musulman, il n'abdiquera pas" ; “Fidèles, ni rassemblement, ni Nida", allusion à l'ex-parti de Ben Ali, le RCD et Nida Tounès parti de l'ancien cacique Beji Caïd Essebssi. Si pour les militants de gauche et autres démocrates, c'est le parti islamiste qui serait derrière l'assassinat de Chokri Belaïd, pour le parti Ennahda, c'est l'ancienne figure de proue du temps de Bourguiba, aujourd'hui à la tête de Nida Tounès, qui serait l'instigateur du crime appuyé par la France. “Essebssi le tueur, la légitimité ne sera pas piétinée", “unité des islamistes contre l'attaque française", criaient à tue-tête les manifestants. À mesure que le temps s'égrenait, d'autres militants rejoignaient le rassemblement. Comme souvent lors des manifestations des islamistes, certains tentent de régler la circulation automobile alors que d'autres distribuent des pancartes sur lesquelles est transcrit l'essentiel de leurs revendications. Mais l'essentiel des slogans et des écrits de banderoles est dirigé contre la France accusée d'être complice “d'un complot contre la révolution", selon les témoignages de certains islamistes. “La France est complice du complot avec Essebssi contre la révolution. Il faut écarter la France et la gauche extrémiste et retourner à l'identité", soutient Zoheïr, âgé de 44 ans, portant une petite barbichette poivre et sel. “M. Hollande, occupez-vous de vos oignons, hizb França out, la Tunisie n'est pas le Mali", pouvait-on lire sur certaines banderoles. “Fais attention, M. Hollande, la France n'est pas le Mali" ; “Non à l'ingérence étrangère" ; “Madame la France, lève tes mains. Malgré tes mercenaires et tes espions, nous étions, nous sommes et nous serons toujours libres", proclamaient certaines autres banderoles. Chauffée à l'aide d'un mégaphone, la foule répétait à l'unisson : “France, dégage !", “la Tunisie libre, l'ennemi dehors". Ennahda veut minimiser ses divisions Autre cible qui revient comme une litanie dans la bouche des manifestants, Beji Caïd Essebssi : “Ni liberté, ni retour à la mafia de la Constitution", “Essebssi, l'assassin", “Beji, le revanchard, le rassemblement ne reviendra pas", criaient-ils. “Nous jurons que le rassemblement ne reviendra pas", soutiennent d'autres. Pour faire pièce aux manifestants de la veille, certains ont brandi le portrait de Lotfi Zar et dont ils exigent la vérité sur sa mort. Alors que plusieurs curieux sont massés de part et d'autre du trottoir pour regarder ce rassemblement, certaines figures du mouvement Ennahda grimpent sur une voiture pour haranguer la foule. C'est le cas de Lotfi Zitoune, conseiller du Premier ministre Djebali. “La France ne doit pas se mêler de nos affaires", dit-il sous les applaudissements de la foule. “ll faut que tous les islamistes s'unissent", clame-t-il, histoire de minimiser les divisions qui minent actuellement le mouvement Ennahda. Le Premier ministre maintient toujours son intention de nommer un gouvernement technocrate à contre-courant de l'avis du parti. Même discours d'unité est développé par l'imam Ellouz qui a passé plusieurs années dans les geôles de Ben Ali. Des discours auxquels répond à l'unisson la foule : “Le peuple veut Ennahda de nouveau, le peuple veut l'application de la légitimité", comme pour défendre l'Assemblée constituante. En fin d'après-midi, les militants islamistes étaient toujours regroupés au cœur de l'avenue. Mais aucune tentative de marche sur l'ambassade de France, située à quelque 200 mètres n'a été initiée. Malgré l'ambiance bruyante, les commerces et les boutiques sur l'avenue étaient ouverts. Même les terrasses des cafés n'ont pas désempli... La Tunisie affiche ses divergences. K. K.