C'est par une triste journée de fin décembre 2014 que froid et pluie s'alliaient comme pour peser plus lourdement encore sur la douleur née de la disparition de celui qui fut à la fois un homme d'Etat, un maître dans l'enseignement de l'art de la diplomatie, mais aussi et surtout un homme de cœur qui alliait une immense culture à la plus grande des simplicités. Le message de condoléances du Chef de l'Etat, témoignage combien éloquent, autant que la couverture médiatique des organes de presse nationaux, ont certes révélé au public la stature de ce véritable homme d'Etat qu'était Si Abdelatif Rahal, mais il est d'autres aspects de sa vie, de son action et du respect qu'il a gagné sur la scène internationale que seule sa légendaire modestie a masqué jusqu'à sa fin. C'est pourquoi j'estime comme un devoir de vérité que d'évoquer ces aspects de la personnalité de celui qui a été notre maître et le guide de nos premiers pas dans la jeune diplomatie de combat de l'Algérie indépendante. Dès sa nomination en tant que ministre des Affaires étrangères, le président Bouteflika a eu l'heureuse conviction qu'en la personne du regretté Si Abdelatif, il avait la personne indispensable à la gestion du ministère. C'est ainsi qu'après avoir été le premier haut représentant de la République algérienne en France, en une période de transition combien difficile dans les relations algéro-françaises, Si Rahal est devenu la cheville ouvrière du ministère et l'architecte d'un appareil diplomatique de combat fidèle aux idéaux et aux immenses sacrifices du peuple algérien. Et si nombre de ministres ou de conseillers à la présidence ont vu, comme il se doit, la mise de fin à leur mission en temps opportun, seul Si Abdelatif Rahal a vu la confiance du chef de l'Etat sans cesse renouvelée par son maintien à ce poste combien délicat et contraignant de conseiller diplomatique du président de la République jusqu'à ce que Allah le rappelle parmi les justes en cette fin d'année. Mais par-delà une carrière brillante d'ambassadeur et de ministre, qu'en est-il de l'homme ? Quelle était cette autre facette de sa personnalité dont il n'avait jamais, par modestie, tiré gloriole ? Au plan interne, en tant que secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, il a suscité le respect de tous. Je suis l'un de ceux qui ont largement bénéficié de ses conseils et de ses orientations. Des jeunes diplomates inexpérimentés que nous étions, issus de l'ALN ou de l'OCFLN, il a su, par un sens inné de la pédagogie, nous orienter et nous apprendre ce métier difficile au moment où le monde attendait beaucoup de nous, tout auréolés que nous étions du prestige de la lutte de libération nationale. Etait-ce là, derrière la personne du diplomate, la rigueur et le sens de l'éducation de l'éminent professeur de mathématiques qu'il était ? Toujours est-il qu'il nous enseignait qu'il fallait, face à la faute que nous pouvions commettre, privilégier la remontrance fraternelle à la punition. Quant à lui, cette éventuelle remontrance était toujours adoucie par un trait d'humour dont il avait seul le secret. Au plan extérieur, nul ne peut nier qu'il a énormément contribué à l'image de marque de notre diplomatie. À ce propos j'ai été, en tant que secrétaire général adjoint de l'OUA, et à plusieurs reprises, témoin de l'immense prestige dont Si Abdelatif jouissait au sein du Conseil Exécutif de l'Unesco. Combien de fois, lorsque l'Organisation onusienne était déchirée par des crises graves, les représentants des Etats les plus puissants sollicitaient son avis et son action pour trouver une sortie de crise. Car, par-delà ses positions fermes sur les principes que défendait l'Algérie et sur lesquels il ne transigeait jamais, tous les membres du Conseil lui reconnaissaient sa sagesse, son intégrité morale et cette objectivité qui faisaient la force de son action diplomatique. S'il fallait encore un témoignage on se souviendra que, sitôt élu premier Africain comme directeur général de l'Unesco, M. Mahatar M'bow n'a pas manqué, lors de sa visite à Alger, de remercier le président Boumediene pour le rôle décisif que l'Algérie a joué pour son élection. Mais il y a surtout le caractère profondément humaniste qui le caractérisait. Homme de vaste culture, intellectuel imprégné d'une immense connaissance des Lettres et des Arts, il pouvait aussi bien disserter sur Taha Hussein ou Omar Khaiam que sur Voltaire ou Dostoïevski, sur la musique classique autant que sur l'andalou ou le chaabi. À ce propos combien privilégié était ce petit nombre d'amis qui, dans l'intimité de son modeste salon, a eu le délice de l'entendre jouer magistralement de la "snitra" ou du violon en duo avec Cheikh El-Ghafour. Rares moments s'il en est où la magie de la musique andalouse nous faisait oublier pour un temps les vicissitudes du moment. Enfin, le sérieux de l'homme d'Etat était souvent tempéré par cet humour à la fois fin et délicat dont il avait le secret et qui, en temps de crise, nous faisait mieux accepter et envisager avec calme et réalisme la solution aux problèmes les plus ardus. Sagesse, compétence, humanisme et culture telles étaient les qualités qui caractérisaient si bien le grand disparu. Adieu Si Abdelatif, toi qui nous as tant appris et qui nous as honorés de ton amitié. Tu resteras toujours vivant dans nos cœurs et dans nos mémoires ; car si la chair est périssable les vertus morales et l'exemplarité de ta vie, elles, demeureront un guide toujours vivant pour notre diplomatie. "Inna li-lahi wa inna ilaihi radji'oun." N. D. (*) Ambassadeur