Une crise économique et morale sans précédent traverse le monde actuellement. Les logiques économiques placent son évolution dans un schéma conflictuel. Les clichés "huntingtonistes1 à visage humain" chers aux penseurs néoconservateurs Samuel Huntington et Bernard Lewis2 se développent considérablement en Occident. Après l'attaque barbare de St-Quentin-Fallavier, le Premier ministre français Manuel Valls a mis en garde les Français contre "une menace terroriste majeure" qui s'inscrit dans "la durée", et a utilisé pour la première fois l'expression "guerre de civilisation" face au "terrorisme" islamiste3. Les affaires Merah, Nemmouche, les frères Kouachi, Yassin Salhi4 et la décapitation d'Hervé Gourdel5 ont créé un climat de tension entre musulmans et non-musulmans en France. On assiste à une montée de l'islamophobie qui se manifeste parfois au sein même des institutions de l'état. En effet, en 2014, l'académie de Poitiers a envoyé un document à destination des enseignants de la Vienne dans le cadre de la "prévention de la radicalisation en milieu scolaire" 6. Le document énumère plusieurs "signes extérieurs individuels" 7 supposés alerter sur la radicalisation d'un individu. On retrouve le même réflexe dans les institutions carcérales où les détenus sont classés "radicaux musulmans" pour la simple raison qu'ils font régulièrement la prière, qu'ils portent une barbe ou qu'ils mangent halal. Au racisme "ordinaire" se sont ajoutés des peurs et des fantasmes politiques. On a fait porter la responsabilité des persécutions, arrestations, viols, exécutions sommaires commises par "Daesh"8 à l'ensemble des musulmans. On fait de chaque musulman portant une barbe un radical pouvant basculer dans le terrorisme. Les discours jusque-là réservés à l'extrême droite tendent à se normaliser au sein des partis traditionnels, ainsi que chez des intellectuels de renom, invités permanents des plateaux de télévision, qui confondent allègrement inquiétudes et fantasmes. Il devient alors plus facile de comprendre la peur qui se développe chez les Français qui ne connaissent pour ainsi dire rien de ce qu'est l'islam. Et c'est précisément cette ignorance appuyée par un matraquage médiatique orienté, tendant à diaboliser l'islam, qui provoque chez eux la peur de "l'autre", de l'étranger et surtout du musulman. Cette peur que l'on constate à chaque attentat peut se comprendre, même si elle est souvent non fondée et irrationnelle, car elle ne correspond pas à la réalité paisible de la vie de la grande majorité des musulmans de France. Habituellement, les discussions entre les musulmans et les non-musulmans tournaient autour des pratiques et des fêtes respectives en France. Aujourd'hui, les débats se focalisent plutôt sur la multiplication des conversions, les tenues vestimentaires et le port de la barbe, le développement du radicalisme et du communautarisme. Il ne faut certes pas être naïf ou aveugle. La montée en puissance du radicalisme est une réalité chez les musulmans. Comme l'est aussi l'instrumentalisation et la manipulation des textes par des organisations terroristes comme "Daesh". C'est pourquoi les imams, les intellectuels et les responsables musulmans doivent combattre sans ambiguïté aucune l'extrémisme et le terrorisme, quelles que soient les motivations de leurs auteurs. Nous ne pouvons plus tolérer ce que des messagers de la haine font au nom de l'islam. Sur toutes ces questions urgentes et brûlantes, je voudrais en dégager quatre ou cinq, qui nous permettront de lancer et d'inscrire ce travail et ce débat dans une réflexion plus large sur le rapport de la radicalisation et la violence au religieux : La religion est-elle une légitimation ou un rempart au développement de la violence ? L'urgence de repenser l'éducation islamique donnée aux enfants dans les mosquées et les écoles, tant dans son contenu que dans sa forme, afin de la replacer dans le contexte de l'environnement national et international. La nécessité de revoir entièrement la formation des imams et des cadres religieux. Comment enraciner la posture du dialogue interreligieux dont parle le Coran, développer chez les musulmans l'acceptation des différences pour mieux vivre ensemble. (à suivre). A. G. Recteur de la mosquée de Villeurbanne et universitaire 1. Samuel P. Huntington, Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 2000 2. Bernard Lewis est un orientaliste anglo-saxon. Une dizaine de ses ouvrages ont été traduits en français, notamment Comment l'islam a découvert l'Europe (La Découverte). 3. "Nous ne pouvons pas perdre cette guerre, parce que c'est au fond une guerre de civilisation. C'est notre société, notre civilisation, nos valeurs que nous défendons", a déclaré le Premier ministre le 29 juin 2015 lors d'une émission sur Europe 1. 4. Les auteurs des attentats de Toulouse et Montauban (janvier 2014), Bruxelles (décembre 2014), Paris (janvier 2015) et Saint-Quentin-Fallavier (juin 2015) 5. Hervé Gourdel a été décapité en Algérie le 24 septembre 2014 par un groupe terroriste lié à l'état islamique (EI). 6. http://www.mediapart.fr/files/QD2_EMS_radicalisation_2014.pdf 7. Les "cheveux rasés", l'"habillement musulman", la "perte de poids liée à des jeûnes fréquents" ou encore le "cal sur le front" 8. L'Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL) est désigné parfois par son acronyme arabe Daesh.