Main de fer contre pots-de-vin. Cette devise en vogue s'applique aux juges. Instruite de faire la chasse aux corrompus, la chancellerie est sommée d'élargir cette mission à ses propres fonctionnaires. Commentaires de spécialistes. “L'infime minorité des magistrats est déshonorante. Ce sont à vrai dire des brebis galeuses”, soutient Me Farouk Ksentini, président de la commission nationale consultative pour la défense et la promotion des droits de l'Homme (Cncdpdh). Mohamed Boudiar, sénateur RND et ancien juge, est du même avis : “La proportion des magistrats corrompus est très négligeable.” En annonçant récemment qu'une dizaine de robes noires est l'objet de poursuites pénales et que trois autres sont en détention préventive, l'inspecteur général du ministère de la justice, Ali Sahraoui, a également atténué ses révélations. De son propre aveu, rares sont les magistrats corrompus sur les 8 000 officiant à travers les différentes juridictions du pays. N'allant pas jusqu'à jeter du discrédit sur ses fonctionnaires, la chancellerie, néanmoins, ne résiste pas depuis quelques temps à l'idée de vouloir “commencer par balayer devant sa porte”. Le garde des sceaux évoque une opération d'assainissement et n'a pas honte de dire que des magistrats sont sous les verrous. L'ordre qui lui a été donné par le président de la république, en mars dernier, de faire le ménage dans son propre département est exécuté avec une grande célérité. En intervenant au cours de la conférence nationale sur la réforme de la justice, tenue en mars dernier, Abdelaziz Bouteflika avait clairement affiché ses velléités. S'adressant aux magistrats véreux et à leur clientèle, il avait averti que “des têtes tomberont”. À Koléa, puis à Sidi bel abbès, des représentants du parquet ont été la cible médiatique de cette opération mains propres. À qui le tour ? Les autorités se contenteront-elles d'un coup d'éclat ou iront-elles jusqu'au bout ? Comme le sénateur Boudiar, le député du FLN, Nouredinne Fekair, estime que les magistrats sont victimes d'une mauvaise publicité, jetant l'opprobre sur le corps tout entier. Les deux hommes rappellent que d'anciens ministres de la justice, à l'instar de l'actuel chef du gouvernement, Ahmed Ouyahia, avaient traduit des juges devant les tribunaux sans provoquer de scandale dans les journaux. Par ailleurs, ils estiment que la corruption n'est pas propre aux juges. “C'est un fléau national”, fait observer l'élu de l'ex-parti unique. “Un sport national”, renchérit Me Ksentini. Cependant, étant perçus comme des exemples de probité et d'honnêteté, les magistrats sont doublement coupables. Les amendements apportés au code pénal aggravent leur sanction. Dans leur cas, la corruption ne relève plus d'un délit, c'est un crime. Mais faut-il encore le prouver. “Il est difficile de vérifier une affaire de corruption car elle se déroule dans le secret entre les protagonistes, le corrompu et son corrupteur. Les cas de flagrant délit sont quasiment inexistants”, regrette Me Fekair. Le parlementaire déplore également l'absence de coopération des justiciables, victimes de tentative ou de corruption avérée d'un juge. De l'avis de Me Boudiar, l'absence de contrôle sur certaines juridictions se trouvant dans les coins reculés de l'Algérie consacre l'omnipotence de quelques magistrats sans scrupules qui en arrivent à monnayer leurs services. Hissés parmi l'oligarchie locale, les juges officiant à l'intérieur du pays bénéficient d'une grande aura sociale leur ouvrant droit à certains privilèges. La précarité d'une partie d'entre eux doublée de leur cupidité les conduit à transgresser la loi et la morale. Leurs clients sont, de l'avis de Me Ksentini, des particuliers aidés quelquefois d'avocats rabatteurs. Sans justifier la corruption, le traitement dérisoire accordé auparavant aux robes noires était de nature à les compromettre. Il y a quelques années, les juges débutants percevaient un salaire de 13 000 DA contre 40 000 actuellement. Le triplement des émoluments a d'ailleurs conduit de nombreux diplômés en sciences juridiques à embrasser la carrière de juge. L'année dernière, 4 000 se sont présentés au concours d'entrée à l'école supérieure de la magistrature, 300 uniquement y ont été admis. D'une durée de trois années, la formation prévoit un module sur l'éthique et la déontologie. Ses percepteurs s'attellent à prodiguer aux élèves les valeurs de la rigueur professionnelle sans pour autant présager de l'avenir. “L'école n'est pas responsable de leur discipline une fois devenus des magistrats”, fait remarquer le directeur, Me Mabrouk. Il observe, par ailleurs, que tous les juges en exercice n'ont pas été formés par l'ESM, ouverte en 1990. Quinze ans après sa création, l'établissement, dépendant de la chancellerie, s'est fixé une nouvelle vocation : former les apprentis juges dans des créneaux différents. La mise en place de pôles de spécialisation est d'ailleurs l'un des aspects de la réforme de la justice. Jusque-là, les magistrats recevaient une formation polyvalente. Cette dispersion des connaissances fait que la plupart ne maîtrisent pas leurs dossiers, surtout ceux inhérents au crime économique. “La justice souffre énormément de l'incompétence des magistrats”, indique le président de la Cncdpdh. La négligence dans le traitement des affaires tient aussi du manque d'effectifs. “Quelquefois, les chambres d'instruction ont 60 dossiers alors qu'elles doivent se contenter d'une dizaine au maximum”, désapprouve Me Fekair. À titre d'exemple, il est inconcevable de confier une affaire aussi délicate comme Khalifa (du nom de l'ancien milliardaire) à un magistrat qui a également à charge d'instruire d'autres dossiers beaucoup moins importants. “Peut-on dans ce cas exiger un rendement judiciaire convenable ?”, s'interroge le parlementaire. La justice souffre. Elle est affectée par son indigence. Une pauvreté qui autorise toutes les dérives. Si la corruption des magistrats est portée sur la place publique, celle des commis greffiers demeure inconnue. Actuellement, 50% de ces auxiliaires de justice sont recrutés par les tribunaux dans le cadre de l'emploi des jeunes. Leur rémunération mensuelle est à hauteur de 3 000 DA. Les titulaires touchent 5 000 DA de plus. Les divisionnaires ne sont pas mieux lotis. Diplômés de la faculté de droit et admis à un concours, ils perçoivent 12 000 DA. “Avec un salaire aussi dérisoire, comment voulez-vous que les commis greffiers ne succombent pas à la corruption ?”, souligne Me Fekair. Pour un petit bakchich, ils peuvent subtiliser la pièce maîtresse d'un dossier et flouer le verdict. En cours d'élaboration, le statut des greffiers sera prochainement présenté à l'APN. Sans garde-fous et sans revalorisation salariale, ils restent exposés à toutes sortes d'influences et à l'appât du gain surtout. S. L.