Le groupe de travail des disparitions forcées ou involontaires de l'ONU a jugé recevables 10 plaintes de familles de harragas. En juillet dernier, l'instance a qualifié la réponse de la Tunisie, où seraient détenus illégalement nos ressortissants, "insuffisante pour déterminer le sort de ces personnes". La thèse paraît, de prime abord, surréaliste. Pourtant, au fil des années, il devient de plus en plus probant que des dizaines de harragas algériens, qui ont échoué par erreur sur les côtes tunisiennes, sont détenus illégalement dans des prisons du pays voisin, certains depuis 2007. Environ 400 familles, conglomérées dans un collectif basé à Annaba, n'ont eu de cesse de réunir des preuves. À bout de souffle devant l'intransigeance des autorités algériennes et tunisiennes à ne pas prendre en charge les cas des disparitions énigmatiques d'équipages entiers, le collectif a déposé dix plaintes individuelles, en 2016, auprès du groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires des Nations unies (GTDFI). En juin 2017, l'instance onusienne juge les plaintes recevables dans le fond et dans la forme, et demande des explications, sur ces cas, auprès de Frontex (Agence européenne des garde-côtes et garde-frontières), de l'Etat tunisien et évidemment l'Algérie. Le 31 octobre de la même année, Frontex envoie une correspondance pour spécifier qu'elle "n'a pas le mandat de recueillir des informations sur des disparitions forcées ou involontaires (…) et qu'elle ne peut pas mener d'enquêtes et est régie par un cadre juridique très strict en matière de traitement des données à caractère personnel". À la même période, les parents des migrants concernés ont été auditionnés par la Gendarmerie nationale. "Hormis cette réaction, il n'y a pas eu le moindre d'écho sur le sujet." Les autorités tunisiennes n'ont pas fait écho, dans un premier temps, à la demande du GTDFI. Sur insistance du groupe onusien, le gouvernement tunisien a fourni, en mars 2018, un historique exhaustif des procédures engagées par les autorités compétentes, concluant que les ressortissants algériens signalés ne se sont jamais introduits en Tunisie et ne sont, par conséquent, détenus dans aucune de ses prisons. Il a été précisé, dans cette réponse, que les accusations des familles et du collectif d'avocats ne sont pas fondées. Le comité onusien a considéré que "les informations apportées par le gouvernement n'étaient pas suffisantes pour déterminer le sort de ces personnes. Les cas resteraient sous la considération du groupe de travail". Il accrédite sans équivoque la thèse de l'"enlèvement forcé" en mer. Il est vrai que des faits troublants sont corrélés à la disparition de plusieurs embarcations, dont celle des dix Algériens pris en charge par le GTDFI. Le 17 avril 2007, un groupe de dix "harraga" a pris la mer à bord d'une embarcation artisanale, partant de la plage Sidi Salem (wilaya de Annaba) à destination de la Sardaigne (Italie). Il a disparu dans les eaux territoriales tunisiennes, sans laisser de traces matérielles en surface de la mer (épaves, bouées de sauvetage, corps, effets personnels...). Selon les témoignages des familles, l'embarcation était en parfait état et la plupart des passagers possédaient des téléphones, connectés sur le réseau international. Les parents ont signalé la disparition aux garde-côtes algériens et tunisiens dans les 48 heures. Il s'en est suivi un appel de recherche lancé à leurs homologues italiens. "Au fil des mois, les informations et les preuves collectées par des parties séparées nous ont conduits directement vers la piste des disparitions forcées en Tunisie", atteste Kamel Belabed, président du collectif des familles des harraga disparus et père de l'un d'eux. "Selon la législation tunisienne, toute personne qui entre de manière irrégulière sur le territoire national est considérée systématiquement comme terroriste potentiel. Elle est mise sous la tutelle de la sécurité d'Etat représentée par le ministère de l'Intérieur. Dans ces cas-là, il est quasiment impossible de retrouver ses traces d'une personne. En 2007, les attentats terroristes qui ont ciblé le palais du gouvernement et le siège des Nations unies à Alger a incité les Tunisiens à durcir les mesures coercitives contre les Algériens. C'est à cette période que mon fils Marouane et 9 autres jeunes ont pris le large. Il faut dire aussi que c'était l'époque de Zine El Abidine. Pour nous, il était impossible de déposer une plainte pour disparition de personnes", poursuit-il. Ce n'est qu'en 2009 que les familles ont réussi à enregistrer la disparition au niveau de la police. "Il a fallu saisir Interpol Algérie qui a instruit le commissariat central de Annaba de prendre acte de nos dépositions et de nous délivrer des PV attestants que nos enfants ont quitté le territoire national de manière irrégulière", raconte notre interlocuteur. Entre-temps et après cette date, d'autres équipages s'évanouissent dans la mer de manière aussi obscure. L'histoire des 14 harragas, embarqués depuis la plage Oued Semhout (Annaba) le 29 janvier 2016, est sidérante. À une centaine de miles des côtes, une défaillance du GPS survient, puis une panne de carburant. La barque et ses occupants a été entraînée, par les courants, à quelques centaines de mètres de la côte de djebel Segleb aux limites frontalières algéro-tunisiennes. Un passager décède des causes d'une hypoglycémie. Ses coéquipiers tentent d'atteindre le rivage à la nage. Cinq garçons échouent du côté algérien et sont aussitôt pris en charge par les garde-côtes. Huit autres, âgés entre 17 et 30 ans, sortent de l'eau à quelques dizaines de mètres plus loin…, en Tunisie. À ce jour, leur sort reste inconnu. Pourtant, leurs compagnons certifient formellement qu'ils les ont vus mettre les pieds à terre. En 2015, un groupe de migrants clandestins se perd dans des circonstances similaires. Les proches sont avisés de leur présence en Tunisie. Devant l'amirauté de Tabarka, ils reconnaissent, à quelques signes distinctifs, la barque que les migrants avaient utilisée pour la traversée. Ils la montrent aux garde-côtes tunisiens. Une heure plus tard, la pièce à conviction est recélée. Reste le cliché pris à la dérobée par les familles. Les exemples, autant que les preuves foisonnent. Lors d'une visite organisée d'une ONG des droits de l'homme dans une prison tunisienne, un détenu a reconnu sur une photo, l'un des harragas portés disparus. "Oui, il est dans notre cellule." Au moment de son interrogatoire par voie officielle, le prisonnier est introuvable. Le Réseau d'avocats pour la défense des droits de l'homme en Algérie (RADDH) a déposé des plaintes auprès de la justice tunisienne et algérienne pour l'ouverture d'enquête sur la disparition de centaines d'immigrés clandestins à partir de 2007. Elles n'ont pas abouti. Le collectif a entrepris de saisir deux instances de l'ONU : le groupe de travail des disparitions forcées ou involontaires et le Comité des droits de l'homme. Souhila Hammadi