Cela avait été déjà impressionnant le 1er mars dernier à Tizi Ouzou, mais cela l'était encore plus hier. La marche d'hier était au-delà de tout ce qui pouvait être imaginé. La ville des Genêts s'est révélée trop exiguë pour contenir le raz de marée humain qui l'a investie, dans une ambiance de fête, pour exiger l'arrêt de la mascarade du 5e mandat de Bouteflika et le départ du système. Il y avait dans la marche autant de femmes que d'hommes, de jeunes que de personnes âgées, d'enfants que de vieillards, dans les rues de Tizi. "Je ne pense pas qu'il y ait un seul habitant de la wilaya qui soit resté chez lui aujourd'hui", commentait, au centre-ville, une septuagénaire drapée dans l'emblème national. "J'ai vécu la liesse de l'indépendance en 62, j'ai vécu les grandes marches du début des événements de Kabylie en 2001, mais je n'ai rien vu de tel", répondait, ému, l'homme âgé avec lequel elle échangeait. Ils se comptaient, en effet, non pas par dizaines de milliers comme lors du deuxième vendredi de mobilisation, mais plutôt par centaines de milliers. Impossible, de donner une estimation. Lorsque le premier carré de manifestants avait atteint la place de L'Olivier, d'autres carrés n'arrivaient toujours pas à avancer d'un pas de l'université de Tizi Ouzou. Sur les trois à quatre kilomètres qui séparent ces deux endroits, une goutte d'eau ne tomberait pas du ciel sans toucher une tête. Les rues étaient noires de monde. Pourtant aucun incident n'a été déploré. Une ambiance de fête a régné dans les rues de Tizi Ouzou. Des femmes portant leurs bébés sur le dos et des fleurs dans les mains, d'autres qui donnaient leurs portables à des inconnus pour les prendre en photo, un homme à la guitare, un autre à cheval, un autre qui partageait même son paquet de cigarettes avec des inconnus… autant de scènes qui illustrent cette ambiance familiale, fraternelle et de fête en cette journée historique. Cependant, de partout on reprenait en chœur : "Echaâb yourid iskat enidham" (Le peuple veut débarquer le système) et "Bouteflika y a lmaroki, makeche el khamsa", "Echaâb la yourid Bouteflika ou Saïd" ou encore "El Djeich, chaâb khaoua, khaoua", "Policia dirou lheda, khardjou el massira". Sur les milliers de banderoles et pancartes déployées, on pouvait découvrir une infinité de slogans et de messages, écrits ou dessinés, dont certains déclinent tout un génie populaire. "Les femmes s'engagent, Système dégage", "Pour une rupture radicale avec le système", "Non au 5e mandat de la honte", "Rendez-nous l'Algérie", "France dégage de l'Algérie", "Ni Syrie ni Libye. Pour un changement pacifique et radical en Algérie", "Dégagez ! Laissez la place aux jeunes", "On va vous combattre avec la plume et la parole. L'indépendance est proche", "La peur et les divisions c'est fini !" lit-on sur certaines de ces banderoles. Dans un carré, une foule dense portait, par-dessus les têtes, un cercueil recouvert de l'emblème national et sur lequel on pouvait lire : "Bouteflika revient de Genève." Elle reprenait en chœur un chant funéraire. À 17h, la foule ne s'est toujours pas encore dispersée. Un sentiment de vouloir prolonger cette ambiance le plus longtemps possible se dégageait. L'on marchait alors dans tous les sens et l'on improvisait des itinéraires, parfois jamais empruntés jusque-là lors des marches. Samir LESLOUS