Loin d'être un défi à la démocratie, le rejet de l'élection présidentielle, programmée à l'ombre d'institutions discréditées par la fraude et les combinaisons de coulisses, est un pas vers la réhabilitation de la volonté populaire, seule source de légitimité. Après plus de trois mois de mobilisation civique sans précédent, un dialogue de sourds s'est installé entre les manifestants et le pouvoir de fait, représenté par le chef d'état-major de l'armée, pour mener le pays vers une impasse politique. Aux revendications légitimes des premiers, qui veulent en finir avec le système de l'autoritarisme, de la prédation et de la corruption, répond l'intransigeance du second, accroché à un légalisme dépassé, pour imposer le statu quo. Un signe qui ne trompe pas sur la volonté du pouvoir d'aller à contre-courant de la volonté populaire. Les espaces de liberté, de débat et de convivialité arrachés pacifiquement et de haute lutte par les citoyens, sont constamment agressés par les forces de l'ordre, comme si le 22 Février n'était qu'un "cauchemar" dont il faut rapidement tourner la page. Des manifestants pacifiques sont arrêtés sans motif légal ; des banderoles hostiles au pouvoir sont arrachées avec zèle ; des places publiques sont bouclées par la police pour empêcher les manifestants d'y accéder ; des conférences sont interdites ; même l'organisation d'Iftar collectifs, partage convivial autour de débats citoyens, est prohibée. Tout est fait pour empêcher les Algériens, enfin rassemblés dans la diversité de leurs convictions, de se retrouver dans la communion fraternelle pour imposer le débat, contradictoire mais constructif, comme alternative aux confrontations violentes. Pour les partisans du statu quo, il faut à tout prix faire barrage à l'avènement d'une Algérie digne des aspirations partagées de son peuple à un Etat de droit, qui consacrera les libertés dans la citoyenneté, l'indépendance de la Justice, le respect des droits humains et la justice sociale. Tout est fait pour pousser à la faute le mouvement populaire qui a fait preuve d'un exceptionnel sens civique, briser son caractère pacifique qui a suscité l'admiration dans le monde, et justifier ainsi une répression qui, pour l'instant, se contente de jouer de la matraque et des gaz lacrymogènes. L'impasse d'une Constitution dépassée Après avoir décidé la mise en œuvre l'article 102 de la Constitution pour "éviter un vide institutionnel", le pouvoir a exécuté son plan par le biais du Conseil constitutionnel et du Parlement : confier les prérogatives de chef d'Etat au président du Conseil de la nation, Abdelkader Bensalah, et maintenir le gouvernement Bedoui, nommé par le président déchu Abdelaziz Bouteflika. Malgré une opposition populaire radicale, massivement exprimée chaque vendredi depuis plus de 3 mois, le pouvoir s'est accroché au scrutin comme à une bouée de sauvetage, pour sauver le système par une alternance clanique, quitte à sacrifier quelques responsables parmi les plus impopulaires. Loin d'être un défi à la démocratie, le rejet de l'élection présidentielle programmée à l'ombre d'institutions discréditées par la fraude et les combinaisons de coulisses est un pas vers la réhabilitation de la volonté populaire, seule source de légitimité. Malgré le verdict de la rue, le pouvoir continue de foncer droit dans le mur. Face à l'impasse engendrée par son entêtement, comment fera-t-il pour organiser une élection sans encadrement administratif et judiciaire, sans électeurs, et maintenant sans candidats ? À la légitimité populaire exprimée massivement par 15 référendum, dont nul ne peut contester la régularité, peut-on raisonnablement opposer la légalité de la contre-révolution, embusquée derrière une Constitution mainte fois violée, un chef de l'Etat virtuel, un gouvernement frauduleux, un Parlement aux ordres, et un Conseil constitutionnel soumis aux désirs du prince du moment ? Pour sortir de l'impasse, le mouvement populaire a opposé deux propositions majeures, portées par des partis politiques, des associations et des acteurs de la société civile : une période de transition conduite par une présidence collégiale, ou l'élection d'une Assemblée constituante souveraine. Présidence collégiale ou Assemblée constituante ? Pour les partisans de la transition, la présidence collégiale aura pour mission de nommer un gouvernement de compétences en dehors du sérail qui sera chargé principalement de préparer l'élection présidentielle dans un délai raisonnable de six à douze mois, et de légiférer par ordonnances. Cette solution, qui semble remporter un large consensus, pose toutefois deux questions préalables, qui attendent des réponses réalistes, loin des manœuvres claniques et des manipulations de l'ombre : 1- Qui désignera les personnalités appelées à siéger dans cette instance, et sur la base de quels critères ? 2- Par quels moyens assurer l'adhésion et le soutien d'une majorité populaire à cette présidence collégiale, condition préalable à sa légitimité ? D'autres propositions sont plutôt favorables à l'élection d'une assemblée constituante souveraine, élue au suffrage universel ; elle sera chargée de désigner un chef de l'Etat de transition, de nommer un gouvernement et d'élaborer une nouvelle Constitution. Une fois la Constitution adoptée par voie référendaire, les institutions prévues par la nouvelle loi fondamentale seront installées. Sur le principe, l'Assemblée constituante souveraine, revendication historique du mouvement national, est la voie démocratique qui réglera le problème de légitimité, en suspens depuis l'indépendance. Elle exige toutefois des garde-fous consensuels, sans lesquels elle risque d'être dévoyée par des luttes d'arrière-garde, et de s'abîmer dans d'interminables confrontations idéologiques qui, sous le couvert de "valeurs civilisationnelles authentiques", tenteront de restaurer l'ordre autoritaire, même sous un uniforme différent. Aussi, faut-il s'entendre sur le sens de la démocratie, qui ne saurait se réduire au seul verdict des urnes qui, au nom de la majorité, risque de bâillonner les voix discordantes et d'écraser les minorités. Sans garanties consensuelles préalablement établies par tous les acteurs politiques, autour des libertés et de l'égalité citoyenne, le suffrage universel risque d'être le tombeau des espoirs trahis depuis l'indépendance, et ressuscités par la révolution en cours. En occultant les divergences au nom de "l'unité du mouvement", la révolution en cours ne fera que différer les questions fondamentales qui ne manqueront pas de resurgir au plus mauvais moment. Le temps est venu de sortir des fictions autoritaires et totalitaires, quel qu'en soit l'uniforme, pour aller résolument vers la construction d'une république des citoyens, seul objectif compatible avec les exigences d'une société plurielle. Pour y arriver, une seule voie : le débat dans la sérénité, sans exclusion, a priori ni tabous, dans le respect des convictions de chacun. Sans règles consensuelles de cohabitation qui permettront aux citoyens de vivre la diversité de leurs convictions comme une richesse à respecter, et non comme une menace à combattre, les élections, mêmes régulières et transparentes, risquent d'être le cheval de Troie de la contre-révolution, pour bâillonner nos libertés, "en toute démocratie" ! Pour une transition en deux phases Face au mouvement populaire, l'armée se retrouve en première ligne. Bouclier du territoire contre les agressions étrangères, elle risque d'être entraînée, une nouvelle fois, dans une aventure aux conséquences imprévisibles. Pour son salut et pour le salut de la nation, l'armée doit sortir au plus vite de cette mauvaise posture. Après plus de 3 mois de manœuvres, de promesses non tenues et de menaces à peine voilées, le chef d'état-major doit se rendre à l'évidence. Il est temps d'écouter la voix du peuple, et de répondre, enfin, à ses revendications légitimes. Il est temps d'accompagner la volonté populaire vers son émancipation démocratique pour permettre à l'Algérie éternelle de revenir durablement dans l'histoire par la grande porte. Pour sortir de l'impasse et préserver le caractère pacifique du mouvement, le pouvoir doit faire la preuve de sa bonne volonté par des mesures concrètes. Les provocations policières contre les manifestants, les humiliations dans les commissariats, l'interdiction d'accès à la capitale, devenue zone interdite pour les jeunes de l'intérieur du pays chaque vendredi, le bouclage injustifié des places publiques, l'interdiction des conférences et des débats, toutes les manœuvres visant à créer un climat de tension doivent cesser. Une fois la confiance restaurée par de réelles mesures de détente, le dialogue pourra commencer entre les représentants des forces politiques et sociales en mouvement. Comment désigner les représentants de la révolution ? Si l'on exclut les listes de "leaders consensuels" suscitées par les manipulateurs de l'ombre, des initiatives plus sérieuses ont été avancées ; d'autres sont en cours. Par sa transparence, l'idée d'une conférence nationale de la société civile, en dehors des appareils du pouvoir et de ses clientèles, semble être la plus crédible. Loin d'être antinomiques, présidence collégiale et Assemblée constituante peuvent être complémentaires. La transition du système autoritaire qui reste à démanteler, vers un Etat de droit, démocratique et social à construire, pourrait se dérouler en deux phases. Première phase : une présidence collégiale de transition Le dialogue entre représentants des différentes parties pourrait déboucher sur la désignation d'une "présidence collégiale de transition" de 3 à 5 personnalités indépendantes, consensuelles, réputées intègres et crédibles. Il appartiendra alors au peuple souverain d'exprimer son approbation par un carton vert, ou son rejet par un carton rouge, lors des marches du vendredi, qui ont valeur de référendum. En cas de rejet populaire, la liste, modifiée partiellement ou dans sa totalité, pourrait être proposée une nouvelle fois, en tenant compte des griefs objectifs formulés par les citoyens. Une fois la "présidence collégiale de transition" légitimée, elle prend ses fonctions pour une durée maximum d'une année, après la démission, sans délai, du chef de l'Etat par intérim et du gouvernement, et la dissolution du Conseil constitutionnel et du Parlement avec ses deux chambres. La "présidence collégiale de transition" nomme un gouvernement formé de personnalités indépendantes, aux compétences reconnues, qui sera chargé de : 1. Prendre les mesures urgentes pour le redressement de l'économie nationale, et lancer les procédures judiciaires appropriées pour le rapatriement des fonds publics détournés, et des capitaux transférés illégalement à l'étranger. 2. Réviser la législation électorale pour garantir un scrutin transparent et régulier. Deuxième phase : l'Assemblée constituante souveraine Une fois ces conditions réunies, l'Assemblée constituante sera élue dans un délai n'excédant pas une année. Dépositaire de la souveraineté populaire, l'Assemblée constituante aura pour missions de : 1. Désigner un chef de l'Etat et un gouvernement pour la période de transition. 2. Adopter une charte des libertés et des droits du citoyen qui aura force constitutionnelle, opposable aux futures majorités présidentielle et parlementaire. 3. Adopter une Constitution qui sera soumise à l'approbation du peuple par voie référendaire. 4. Organiser des élections présidentielle et législatives conformément à la nouvelle Constitution. Une fois ce processus achevé, la période de transition prendra fin pour céder la place aux nouvelles institutions. Cette synthèse des deux grandes propositions présentées par différents groupes de militants, pourrait constituer la voie qui permettra une sortie pacifique de l'impasse constitutionnelle. En attendant un projet consensuel qui va fédérer toutes les forces engagées dans la révolution en cours, cette contribution est un pas vers le débat, nécessairement pluriel, qui doit impliquer toutes les couches de la société. Le pouvoir doit comprendre que désormais, les techniques habituelles de "gestion démocratique des foules" ne peuvent venir à bout de la volonté d'un peuple, qui a pris conscience de son pouvoir pour réaliser ses aspirations. À moins de jouer la stratégie du pire, aucune répression, aucune violence ne pourra venir à bout de sa lutte pacifique exemplaire, qui a déjà suscité l'admiration dans le monde. Malgré les agressions multiples de la contre-révolution, le peuple mobilisé, et singulièrement sa jeunesse en lutte, ont montré un sens des responsabilités exceptionnel. Depuis le 22 février, des citoyens ont réussi à abattre les barrières artificielles et débattre de leurs problèmes, dans le respect de leurs différences. Ils ont déjà fait la moitié du chemin pour construire l'Algérie de leurs rêves.