Me Abdelghani Badi est avocat et défenseur des droits de l'Homme. Depuis le début du "hirak", notamment à l'été 2019, il s'est porté volontaire pour la défense de tous les détenus du "hirak", à l'exemple des porteurs du drapeau amazigh. Dans cet entretien, il explique, de par sa position, pourquoi les magistrats, pourtant en grève, et en quête d'indépendance vis-à-vis du pouvoir exécutif, continuent à placer sous mandat de dépôt des manifestants contre le système et l'élection présidentielle du 12 décembre 2019. Liberté : Votre collectif d'avocats s'est retiré, dimanche, après la mise sous mandat de dépôt de deux manifestants du hirak au tribunal de Sidi M'hamed. Deux autres manifestants ont subi, plus tard, le même sort. Que s'est-il passé ? Me Abdelghani Badi : Il faut savoir qu'il y a eu un accord, et qui remonte à quinze jours environ, entre les avocats volontaires pour la défense des détenus du hirak, dans la perspective de boycotter toutes les auditions programmées aux tribunaux de Sidi M'hamed et de Baïnem, ainsi qu'à la chambre d'accusation de la cour d'Alger. Etant donné que tous les jugements allaient dans le même sens, c'est-à-dire la mise sous mandat dépôt ou la confirmation d'une détention préventive, nous avions décidé de ne plus y prendre part. Pourquoi avez-vous donc pris part aux auditions de ce dimanche ? Nous nous sommes dit qu'il allait peut être y avoir un changement. Etant donné la grève des magistrats, nous nous sommes donc dit qu'il allait y avoir une certaine indépendance des magistrats de l'hégémonie du pouvoir exécutif, et donc un traitement judiciaire autre des affaires liées aux manifestants du hirak. Les avocats se sont finalement retirés après la prononciation des deux mandats de dépôt. Pourquoi ? Nous avons compris que les mêmes pratiques étaient toujours en cours. Les magistrats en grève assurent pourtant qu'ils sont en quête d'indépendance, ce qui implique forcément un changement dans leur pratique... Pas à 100%. Pouvez-vous être plus explicite ? Il y a un dilemme, voire une crise de conscience, chez les magistrats. Certains manifestants sont mis sous mandat de dépôt, d'autres laissés en liberté provisoire, mais pour le même motif, à savoir le port de l'emblème amazigh. En juin ou en juillet derniers, tous ces manifestants auraient été placés sous mandat de dépôt. Ce pourquoi, je considère qu'il y a une volonté d'indépendance, mais pas à 100%. Vous considérez donc qu'il y a, pour le moment, une volonté d'indépendance partielle... Je considère, me concernant, que toute volonté d'indépendance doit être entière. Lorsque nous tendons à être indépendants, il n'y a pas de demi-mesures dans ce sens. Si les magistrats disposent — et c'est pourtant le cas — des instruments légaux, c'est-à-dire les textes de loi leur permettant de trancher dans telle ou telle autre affaire, en faveur de leur indépendance vis-à-vis de l'hégémonie du pouvoir exécutif, pourquoi se placent-ils dans une position aussi compromettante, alors que nous vivons une période historique ? Cela ne traduit-il pas aussi l'absence d'un accord de principe entre les magistrats ? S'il y avait eu un accord de principe entre les magistrats, cela se serait traduit immédiatement à travers le renouvellement d'un capital de confiance entre la justice, le citoyen et le hirak. Si les magistrats étaient animés par une force d'indépendance inébranlable, ils se seraient libérés des dossiers judiciaires encombrants. Ce qui veut dire ? Leur dénominateur commun est lié à leur désaccord avec le ministre de la Justice, Belkacem Zeghmati, et donc le pouvoir exécutif. C'est en cela seulement que réside leur accord commun à 100%, me semble-t-il. Et c'est pour cela que nous constatons des jugements, et donc des positions différentes s'agissant des affaires liées au hirak. Il y a, en effet, des procédures enclenchées, des jugements et des condamnations prononcés, mais aussi des relaxes pour les mêmes accusations. Mais cela traduit, tout compte fait, l'absence d'homogénéité dans le corps des magistrats... Je crois qu'il ne faut pas perdre de vue aussi le fait qu'il y ait une certaine influence idéologique dans le corps de la justice. Il y a, à vrai dire, le magistrat qui juge par le fait de la loi, et celui qui n'est pas d'accord avec les idées du hirak. Or, le juge doit seulement se soumettre aux textes juridiques, et non pas à ses convictions personnelles, aux injonctions du pouvoir exécutif ou aux idées de l'opposition. Lorsque son opinion personnelle se retrouve en confrontation avec tout le reste, son jugement est forcément altéré.