À Tiaret, comme ailleurs, il est des situations intolérables, traumatisantes et indescriptibles qui chamboulent le cours naturel du vécu de certaines franges de la société, notamment les SDF, ces êtres qui, pour un mobile ou un autre, sont perpétuellement figés au miroir du silence. Une réalité amère qui donne souvent des frissons et qui interpelle aujourd'hui la société en général et les pouvoirs publics en particulier à intervenir en urgence afin de leur redonner leur identité en instaurant un espace de confiance et de sécurité. Ayant généralement essuyé un contrecoup quelconque plus ou moins lointain, rupture ou séparation du tissu familial, divorce, perte des parents ou perte de l'emploi... ces citoyens, à plus ou moins brève échéance, trouvent leur épilogue dans la rue. Ils y vivent au jour le jour, ce qui suppose l'absence de lendemains, car demain ne sera jamais l'avenir mais l'heure qui suit l'“arrêt sur image” sur un échantillon de ce fléau que nous constatons quotidiennement et dont les propositions nous obligent à tirer la sonnette d'alarme : venues des profondeurs de la wilaya de Tissemsilt, Kheira, Nadjet et Aïcha, âgées respectivement de 21, 19 et 16 ans, ont comme gîte la vieille source de Aïn Ledjnane, à proximité du commissariat central de Tiaret. “Ici, nous sommes sécurisées par la présence des policiers qui sont merveilleux avec nous”, nous affirme l'aînée, qui étale le mobile de leur fugue. “Nous sommes conscientes que la rue ne pardonne pas, mais nous n'avons malheureusement pas le choix entre cette situation et le calvaire atroce que nous avons enduré chez nous. La méchanceté inégalée de nos parents que nous assimilons à une boule d'enfer est le seul mobile qui nous a poussées à une telle errance”, disent-elles, non sans laisser couler de chaudes larmes. Recueillies par des bénévoles du Croissant-Rouge local, lors d'une virée nocturne, ces dernières ont subi des tests psychothérapeutiques qui se sont soldés par l'hospitalisation de Aïcha au Centre de santé mentale et le placement de Nadjet au niveau du CSP Ali-Maâchi. Quant à Kheira, elle s'éclipse une fois rassurée de la prise en charge de ses benjamines. Foudroyée par la méchanceté de son époux, Saliha, une jeune femme de 26 ans, avait quitté le domicile conjugal avec, sur les bras, son petit nourrisson. “Une sorte de télépathie existait entre moi et mes sœurs, Nacéra et Zohra, lesquelles, voulant me consoler, ont compati à ma situation en m'accompagnant dans ma fugue”, confie-t-elle. Son aînée Zohra rétorqua d'ailleurs par le même réflexe : “L'indifférence de nos tuteurs devant le calvaire insupportable qu'endura Saliha, ne nous laisse qu'une seule alternative, celle de la suivre dans son aventure”. En estimant qu'une sorte de protection mutuelle les protège en étant ensemble. Cependant, après quelques semaines de séjour au centre CRA de Karman, le père se manifeste pour les récupérer. Originaire de Tissemsilt, cette jeune fille de 25 ans semble avoir perdu tous ses repères. Elle a pour nom Fatima mais elle n'est pas comme les autres. Elle est arrivée à Tiaret, au mois d'octobre dernier, pour sa troisième sortie de chez elle. “Digne des contes anciens, ma vie n'a plus de sens aujourd'hui”, commente-t-elle, en enchaînant : “Mon calvaire a débuté après le décès de ma mère, seconde épouse de mon père, qui est remplacée par une femme d'une méchanceté incomparable. Lasse de subir sa loi, j'ai quitté une fois la maison avant d'être accostée par des policiers qui m'ont reconduite chez moi. Après un temps d'accalmie, le manège se reproduit et m'a poussée à tenter de me suicider en ingurgitant une quantité de comprimés, la première fois, et un détergent, une seconde fois, mais le destin a voulu que je sois toujours en vie dans ce monde ingrat.” Devant une telle situation, Fatima a dû fuguer une seconde fois pour passer tout un hiver dehors à méditer son destin dans le allées d'un jardin public à Tiaret. “Ayant su où je me trouvais, mon grand frère pointe un jour pour me récupérer tout en me garantissant de rétablir l'ordre à la maison. Mais rien. Le climat ne faisait qu'empirer jusqu'au mois d'octobre dernier quand j'ai pris la ferme décision de quitter, à jamais, ce cercle cauchemardesque en laissant tout derrière mois”, ajoute-t-elle au siège du CRA, où nous l'avons rencontrée. L'ayant interrogée sur l'identité de son père afin de pouvoir l'aider à refaire sa carte d'identité, qu'elle a perdue, Fatima a comme un pincement au cœur et son regard se durcit avant de lâcher : “De grâce, ne me rappelez rien de cette famille de diables.” Le double martyre de fatma Au demeurant, bien des sujets croient que le comportement des autres les influence de façon déterminante et que leur réaction n'est pas en leur pouvoir. Aussi, il est important, parfois, de réaliser que nul n'a un passé parfait et que tout le monde a connu une famille, un foyer, une éducation et des relations à problèmes. C'est le cas édifiant de Fatma, la quarantaine, qui a subi tout le poids de la vie après son divorce à Oued Tolba, dans les profondeurs de Tiaret. “À la plaie occasionnée par ma répudiation du foyer conjugal s'ajoute celle de mes parents qui m'ont reniée, car avalant mal ce statut de divorcée”, avoue Fatma, qui est contrainte de mener une autre vie loin de ses deux filles, 16 et 14 ans, dont la garde est assurée par la grand-mère paternelle. Après un long moment vécu dans la discrétion, cette dernière a été récupérée par les équipes du Croissant-Rouge d'où elle ne tarde pas à s'éclipser pour des raisons que l'une de ses protectrices, sous le sceau de l'anonymat, nous étale : “Aussitôt placée au niveau du centre de Karman, nous lui faisons subir des tests gynécologiques qui ont révélé un état de grossesse. Une situation qu'elle a d'ailleurs reconnue en nous faisant savoir qu'elle fréquente quelqu'un en qui elle croit beaucoup, donc elle doit certainement partir avec lui mais sans précision aucune.” Par ailleurs, si nous avons relaté uniquement des cas SDF au féminin, cela ne veut pas dire que l'autre sexe est épargné. En parfaite connaissance du milieu, Mlle Boumezrag, assistante principale au sein de la Dsprh et bénévole du CRA, nous a confié que la majorité des hommes de ce rang, des jeunes pour la plupart, présentent des indices de toxicomanie et n'acceptent guère une prise en charge effective. Mais il n'en demeure pas moins que certains, fortement accoutumés à ce statut de SDF, semblent rejeter toute idée de réinsertion. “Le désespoir est un silencieux camarade qui n'accompagne pas les pseudo malheureux bavards et encore moins les faibles qui pensent se suicider au lieu de lutter”, commente Mohamed, un jeune homme de 35 ans, venu de Oued Lili pour élire domicile dans un taudis à Volani, dans la périphérie sud de Tiaret. Et d'enchaîner : “Pour moi, la lutte continuera ainsi jusqu'à ce que je rencontre la mort au rendez-vous fixé par Dieu car je n'ai rien et personne dans ce monde cruel et ingrat.” À Zaâroura, non loin de Mohamed, le septuagénaire Lakhdar semble enraciné dans ce train de vie qui lui dicte de faire la manche durant la journée avant de chercher un gîte pour la nuit. Aujourd'hui, grâce aux efforts conjugués de la DAS et du CRA, il est pris en charge au niveau du centre d'accueil pour personnes âgées. Le souci de certaines institutions À défaut de “résidences-relais” pouvant prendre en charge les personnes souffrant d'un isolement social profond et d'une grande précarité, il existe tant bien que mal quelques institutions qui, par leurs actions de bienfaisance, apportent un soulagement, aussi modeste puisse-t-il être, qui leur rend espoir. Ainsi, depuis le mois d'octobre dernier, le bureau local du Croissant- Rouge algérien avait mis en place un centre conçu pour recevoir des SDF, notamment durant la nuit. De même, les équipes bénévoles n'ont jamais lésiné sur les actions itératives de secours engagées de jour comme de nuit en faveur de ces derniers. “La plupart ont connu l'alcool, la rue, les hébergements d'urgence ou les squats. La pension est leur dernier recours”, explique le docteur Kennich, président du CRA. Trop abîmés ou trop âgés pour être bringuebalés de foyer en foyer et pas assez indépendants pour vivre seuls, certains vieillards se voient offrir par la pension “de famille”, au centre d'accueil géré par la DAS, une solution de rechange dans une structure collective animée par une équipe spécialisée. Les résidents peuvent y rester sans limite de temps et on ne leur demande rien, mis à part “accepter” d'être pris en charge dans la dignité la plus absolue. “Nous avons enregistré pas moins de 105 opérations durant l'hiver dernier où le comité multidisciplinaire installé pour ce faire a dû servir continuellement des couvertures, des vêtements et des vivres aux SDF”, nous dit un cadre de la DAS qui déplore tout de même le manque criant de centres spécialisés ainsi que l'indifférence des gens devant les perpétuels déboires de cette frange de la société. Par ailleurs, le Centre d'assistance, de formation et d'orientation des femmes démunies et leurs enfants (Cafofde) est installé par la Forem depuis le mois de novembre dernier mais sans connaître le moindre équipement en dépit de l'aide financière allouée par l'Union européenne. Dès lors, on se satisfait pour le moment de recevoir les femmes concernées pour un simple test psychosocial, sans plus. R. SALEM