"J'ai vu de la haine dans les yeux et dans les gestes des policiers qui m'ont embarqué". Cette phrase a été répétée par de nombreuses personnes, femmes et hommes, qui ont été interpellées avant-hier lors de la répression qui s'est abattue à Oran sur les manifestants. Chaque vendredi, Brahim Benaouf, jeune militant des droits de l'Homme, se rend à la place du 1er-Novembre d'Oran vers 13h pour marcher. Mais vendredi dernier, lendemain d'un jour de vote marqué par une importante répression policière, Brahim n'a pas quitté le tramway à l'arrêt de l'ex-place d'Armes. "Déjà, j'avais remarqué qu'un ancien hirakiste, reconverti en indicateur, désignait les manifestants à des policiers. J'ai donc décidé de descendre au boulevard Emir-Abdelkader mais, là aussi, j'ai découvert un impressionnant dispositif policier et vu des manifestants se faire embarquer. Il était évident que je devais m'éloigner." Le jeune militant quittera le tram des centaines de mètres plus loin, près de la mosquée Ibn Badis, loin du climat de suspicion qui s'était installé au centre-ville. "Je me suis assis à la terrasse d'un café et j'ai commencé à contacter les camarades pour étudier la manière de déjouer la surveillance policière et d'organiser la marche." Au même moment, des manifestants sont pourchassés et traqués à travers le centre-ville. "J'étais avec un groupe à la place du 1er-Novembre quand j'ai entendu des cris provenant du Bd Emir-Abdelkader. Nous sommes allés voir et j'ai vu des policiers pourchasser des jeunes qui arrivaient vers nous. Je me suis mis à interpeller les flics quand un 4x4 de la police s'est brusquement arrêté près de moi". Khaled, hirakiste de 67 ans, est violemment embarqué et conduit à la 16e sûreté urbaine (Front de mer). "J'avais préparé une pancarte sur laquelle j'avais écrit ‘Kaddour Chouicha est avec nous'. Quand les policiers l'ont vue, ils m'ont roué de coups et abreuvé d'insultes : j'ai la cuisse enflée, je boite et j'ai des douleurs à la tête", racontera-t-il plus tard en ajoutant avoir vu cinq policiers s'acharner sur un jeune homme qui venait s'enquérir de son frère. "On m'a accusé de ne pas aimer l'Algérie, et on m'a dit que je devais arrêter de me plaindre parce que nous avions désormais un président", déplorera-t-il en s'insurgeant contre la violence de la police sur des manifestants pacifiques, ce vendredi-là. Place des Victoires Avec celle du 1er-Novembre, la place des Victoires constitue un point de ralliement des hirakistes du vendredi. C'est, donc, tout naturellement que ce carrefour a été encerclé par des dizaines de policiers. "À 14h30, nous avons été attaqués par la police qui nous a aspergés de gaz lacrymogène et frappés. Une jeune fille qui filmait la scène, a été violemment jetée à terre et rouée de coups", rapporte Nesrine, étudiante de 23 ans, qui affirme avoir échappé de justesse à une interpellation. Chance que Yacine, trentenaire, et son épouse n'ont pas eue puisqu'ils ont été embarqués alors qu'ils s'apprêtaient à marcher, depuis la même place des Victoires. "On nous a violemment poussés dans un fourgon où se trouvaient déjà quelques personnes. Nous avons été transférés à la 8e sûreté urbaine (Miramar) où nos portables ont été confisqués. Quelque temps après, j'ai été conduit avec ma femme au commissariat de Haï Dhaya (Petit-Lac) où nous avons eu droit à des propos insultants", raconte Yacine qui dit avoir été traité de zouave et de traître à la patrie. "Un des policiers a même insinué à ma femme que j'étais responsable de son arrestation, parce que je suis Kabyle et que les Kabyles cherchent le chaos." "Ma femme est encore sous le choc de ce qu'elle a vu et entendu", conclut Yacine. Saïd Oussad, journaliste à Liberté, qui se trouvait dans le même "panier à salade", a été transféré de la 8e sûreté urbaine vers un commissariat de Gambetta. "Je me trouvais avec un enseignant universitaire dont l'épouse avait été interpellée et conduite vers une autre destination… On nous a confisqué nos téléphones et demandé d'enlever les lacets et nos ceintures... Je pensais que nous allions passer la nuit dans les geôles, mais vers 18h, on nous a finalement libérés", raconte-t-il en relevant avoir, lui aussi, essuyé les insultes lors de son interpellation et avoir été traité de zouave et de harki. "J'avais beau expliquer que j'étais journaliste, que je couvrais les événements, j'ai quand même eu droit à mon lot d'avanies." Hamid Aouragh, photographe de presse, a également été interpellé avec un confrère à Miramar, près de la cinémathèque. "Un 4x4 de la police s'est arrêté mais lorsqu'ils ont vu nos cartes de presse, ils ont fait mine de repartir avant de nous inviter à les suivre… Nous avons été conduits à la 16e sûreté urbaine d'où nous avons été relâchés environ une heure après", relate le photographe en assurant ne pas avoir été brutalisé. Le jeu du chat et de la souris Lorsqu'il apprend que des tentatives de marches ont lieu place des Victoires, le militant des droits de l'Homme, Brahim Benaouf, se rend au centre-ville pour prêter main-forte aux manifestants. "De 15h à 19h, nous avons entamé plusieurs marches depuis le jardin de Miramar et à chaque fois, nous avons été accueillis par des bombes lacrymogènes et des matraques." Des vidéos postées sur les réseaux sociaux montrent des policiers aspergeant les manifestants de gaz lacrymogène et les matraquant vigoureusement. "Mais nous tenons bon. Nous nous asseyons par terre en criant ‘silmya' mais lorsque nous avons été molestés, nous avons réussi à prendre la fuite", continue Brahim qui a tenu à rendre hommage aux habitants de St-Pierre, quartier situé en amont de Miramar. "Je n'en connaissais aucun qui avait déjà marché avec nous, mais ce vendredi-là, ils nous ont accueillis et protégés contre les policiers qui nous poursuivaient." Malgré la répression féroce, Brahim et de nombreux autres manifestants ont réussi à scander des slogans hostiles au pouvoir en toute fin d'après-midi. Hadj Bouabça, jeune dentiste et hirakiste de conviction, a, lui aussi, été embarqué et tabassé pour son entêtement à continuer à revendiquer une 2e république. Une fois relâché, il a posté un message sur les réseaux sociaux dans lequel il dit pardonner aux policiers. "Vous m'avez arrêté, vous m'avez frappé mais je vous pardonne parce que vous êtes aussi des victimes du système contre lequel nous nous battons", a-t-il écrit. Moins indulgents avec les services de police, de nombreux manifestants insultés, violentés et embarqués sont décidés à porter plainte auprès de la justice. "Personne n'a le droit d'user de la violence contre des citoyens pacifiques, qui ne représentent aucun danger pour leurs concitoyens. Et les responsables de cette violence doivent rendre des comptes", ont estimé de nombreux manifestants qui s'apprêtaient à porter plainte. Dans une bouleversante vidéo postée sur sa page Facebook, Halima Guettaï, enseignante universitaire, raconte en pleurs les avanies et humiliations qu'elle a subies pour avoir simplement voulu manifester pour son pays. Elle s'engage à porter plainte pour obtenir justice contre les éléments de la police qui l'ont ainsi agressée. Depuis une semaine, la violence policière s'est progressivement installée à Oran : des marcheurs ont été malmenés et arrêtés en grand nombre dès lundi 9 décembre. Ce soir-là, la marche nocturne contre l'élection a été réprimée près de la mouhafadha d'Oran et cinq personnes ont été hospitalisées. Le lendemain, alors que Kaddour Chouicha était condamné à une année de prison, des centaines de manifestants étaient arrêtés à Sidi Senouci et au centre-ville pour empêcher la marche nocturne. Jeudi, quelque 400 personnes ont été arrêtées et vendredi, les Oranais ont assisté à une répression inédite. "Cette violence qui a touché des femmes et des enfants doit immédiatement cesser et les responsables doivent rendre des comptes", a estimé un des avocats du collectif du hirak qui se tient à la disposition des victimes pour constituer des dossiers de plainte.