Liberté : Il y a dix ans disparaissait Mohamed Arkoun, que représentait pour vous cette figure intellectuelle ? Youssef Seddik : Quand j'ai commencé ma carrière d'enseignant à Paris III-Sorbonne nouvelle à Paris en tant qu'ATER (attaché temporaire d'enseignement et de recherche), Mohamed Arkoun était chef du l'UFR (unité de formation et de recherche) au département des études arabes et islamiques. Ce qui ajoutait à son prestige et son rayonnement en milieu universitaire, c'est qu'il assurait la direction et l'animation de la très fameuse revue Arabica, et tous ses cadets l'admiraient, voire le vénéraient. Auparavant, j'ai eu le bonheur de le connaître hors de la pompe des hiérarchies universitaires à Berlin quand le Festival de l'image (1990) nous a invités, lui pour ce qu'il était déjà, une sommité mondiale de l'islamologie, moi pour avoir publié 3 albums de bandes dessinées mettant le Coran "en bulles" et en dessins sous le titre Si le Coran m'était conté, publication vigoureusement condamnée et interdite en Tunisie puis par toutes les autorités religieuses du monde islamique. Je le connaissais alors suffisamment pour avoir lu la plupart de ses titres du fait que je réunissais alors mes références et mes armes pour un futur doctorat que j'allais soutenir à l'EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales) cinq ans plus tard. M. Arkoun acquiesçait à ma témérité pour avoir osé mettre le Coran en BD mais jetait sur moi un regard de haut quand je lui opposais certaines objections autour de certaines de ses thèses et postulats. Ce que je trouvais parfaitement normal eu égard à son statut de grand prof... À l'approche de ma soutenance, je ne cachais pas mes critiques et continuais à exprimer mes réticences quant à plusieurs de ses positionnements, notamment au sujet du texte coranique. Toujours en dehors de l'enceinte universitaire où je commençais à enseigner en tant que lecteur et chargé de conférences. Nous avons eu, par exemple, une véritable "prise de bec" à Science-Po-Paris à propos de la peine de mort dans les textes monothéistes lors d'un colloque présidé par Robert Badinter et avec la participation du juriste tunisien Yadh Ben Achour. La meilleure preuve que je faisais la différence entre le "discutant" des agoras libres et le professeur respecté et admiré, c'est que je lui avais rendu visite chez lui pour le prier de faire partie du jury de ma thèse de doctorat après lui avoir fait parvenir un exemplaire de mon labeur intitulé "Le travail du coranique", je m'étais fait accompagner d'un avocat, avais-je cru, le psychanalyste tunisien Fathi Ben Slama que M. Arkoun affectionnait. Il avait décliné ma demande me disant texto : "Tu veux me faire trancher la tête, ou quoi ?" (Thib tagta'li raci, walla ?). Il faut dire qu'à ce moment-là l'Algérie, le monde de l'islam et toute l'Europe étaient sous le choc après l'assassinat des moines trappistes ! Arkoun a consacré son engagement intellectuel et universitaire à l'étude de l'islam, quel a été son apport à la pensée dite islamique ? Sans nul doute, son apport est décisif et fort important. D'abord par la vastité des espaces de connaissances et des traces du patrimoine visité et défraîchi par des outils méthodologiques qui restent, hélas, seulement cartésiens. Il a méconnu ou franchement dédaigné ou contourné les apports de cette ère "du soupçon" qui a donné au XIXe siècle un Freud, un Nietzsche, un Marx et qui s'est prolongé en Europe et en Occident du moins en des travaux aussi fécondateurs que ceux de Foucault, Derrida, Deleuze ou Lacan. En matière d'islamologie (terme que je conteste, trop hybride et trop flou), M. Arkoun a raté plusieurs marches et demeure, à mon avis, l'un des responsables, tout comme le Marocain Mohamed Abed El-Jabiri, de ce catastrophique îlotage et de cette guerre stérile des egos dans la pensée de nous autres quand il s'agit d'études sur l'islam. Êtes-vous d'accord avec lui quand il dit que le monde arabo-musulman est bloqué en raison de ce qu'il appelait "l'ignorance sacrée et l'ignorance institutionnalisée" ? Il s'agit bien plutôt d'un surplus de savoir ! Ce que M. Arkoun nommait "ignorances" était précisément un savoir boulimique, un déni de l'histoire et du réel pour tout ce qui touche à l'élaboration du sacré et une effrayante accumulation de mensonges pour tout ce qui concerne les institutions. Pour l'élaboration du sacré, les gens d'islam devaient attendre deux siècles et demi pour avoir un corpus forcément inventé et factice des comportements et dits (hadiths) de leur prophète fondateur et transmetteur de la parole divine révélée, trois siècles pour connaître son portrait et sa biographie (la Sîra), texte d'un récit rendu incontestable, commandé par l'autorité califale. C'est bien sur ces bases fallacieuses pour tout bon sens que s'est construit le monument monolithique du fiqh, du tafsîr, du droit des personnes et des échanges. C'est sur ces données "prises au mot" que M. Arkoun a travaillé sans ausculter ni interroger comme autant de symptômes d'un profond du réel et du rationnel qui recouvre d'un voile épais le monde et l'histoire des Arabes musulmans jusqu'à cet instant. Pourquoi la pensée aronienne et d'autres penseurs rationalistes n'a pas pu influencer le monde musulman ? Je parlais plus haut de l'îlotage et de la guerre des egos dans les espaces où tentent de penser les gens d'islam. Nous attendons encore la venue de cette république de l'intelligence et de l'audace. L'Europe l'a fondée envers et contre tous et tout avec les Diderot, Rousseau, d'Alembert, Voltaire, etc., qui malgré leurs différences d'humeur, de goût et parfois de vision du monde ont pu amorcer le grand virage vers un monde radicalement autre, celui de la synergie entre l'individuel, le sujet et le collectif, le nous opposé à l'oppressif, le tyrannique et le grégaire. Nous sommes toujours en attente de cette solidarité des pensées. Nos penseurs, quand bien même ils déploieraient des performances académiques louables et novatrices, s'y tiennent comme à l'intérieur d'une coquille ou d'une carapace. Parfois d'une armure pour partir en guerre contre une pensée voisine dont il craint qu'elle lui fasse de l'ombre. Quelle autre pensée notoire a rejoint des intelligences aussi singulières, solitaires et meurtries que celles de l'Algérien Malek Bennabi, du Soudanais Mohamed Mahmoud Taha ou de l'Egyptien Hamed Nasr Abou Zid ? Peut-on dire que les penseurs réformateurs ont échoué face aux prédicateurs fondamentalistes et pourquoi ? Absolument ! Et pour toutes les raisons que je viens d'avancer. J'ajouterais une autre raison : la plupart de ceux qui prétendent s'opposer aux pontes du Vieux Monde ignorent tout de leur savoir et de leur stratégie de recruter et de convaincre, de leur complicité avec les pouvoirs en place, de leur diabolique capacité à faire chanter ces pouvoirs en les menaçant à chaque fois de l'inextricable chaos qui les attend s'ils s'avisent de mettre en danger le statu quo religieux. Arkoun a beaucoup travaillé sur la laïcité. Comment expliquer que les sociétés à majorité musulmane s'opposent à la séparation de l'Etat et de la religion ? Il y a plus de 20 ans j'ai déclaré dans une station de radio parisienne que "l'islam était congénitalement laïc". Le Premier ministre français, Raffarin à l'époque, m'a invité le jour même pour m'expliquer sur ce qu'il a considéré comme un incompréhensible paradoxe. Le vrai combat pour nos sociétés c'est dénoncer ce grossier mensonge d'une institution religieuse dispensatrice d'avis ou fatwas sur tout et n'importe quoi. Le mufti est une fonction tardive instituée par le deuxième calife abbasside Al-Mançour. Avant cette constitution, les musulmans s'en tenaient à l'interdiction divine de délivrer des fatwas même quand celui qui la proférerait serait le prophète en personne : "On te demanderait une fatwa (yastaftounaka)... Dis : Dieu seul parle en mufti (Qol Allahu yufti)" (sourate IV) ! Avant d'imiter Jules Ferry ou la loi 1905 en France, il nous faut revendiquer ce que nous avons déjà dès les origines de l'islam et dont le grand mensonge nous a dépossédé, à savoir l'abolition de toute médiation entre n'importe quel homme (ou femme) de foi et le divin. La laïcité ou la sécularisation menace-t-elle réellement la religion comme tentent de le faire croire les tenants de l'islam politique ? L'expression "islam politique" me paraît la formule la plus aberrante et l'oxymore le plus dangereux dans la "littérature" politique contemporaine. L'adjectif "islamî" dans ce sens et dans le lexique politique est relativement récent. Au Xe siècle, il signifiait le docte en matière de religion comme dans l'œuvre majeure du Mutakallim Abû al-Hassan al-Asharî intitulée Epitres des islamistes (Rassayel al-Islamyîn). C'est après le développement du mouvement des Frères musulmans en Egypte que l'expression s'est glissée subrepticement dans les propos politiques et les chroniques médiatiques, en faveur d'une entourloupe, une tromperie résumée dans la formule entièrement inventée, celle qui affirme comme un dogme religieux que l'islam est credo et Etat (dîn wa dawla)... Une telle assertion n'a aucun sens, aucun fondement dans la pensée religieuse de l'histoire de l'islam, quelles que soient les obédiences ou les doctrines. Une telle formule devient ainsi sans la moindre légitimité théorique ou "théologique" le barrage infranchissable contre une sécularisation déjà en germe et toujours en latence dans le projet coranique à ses toutes premières fulgurances. Le monde dit musulman peine à sortir de la spirale de la violence dans laquelle il est pris depuis des siècles. Pourquoi cette tentation de la violence ? La violence associée à la foi religieuse a toujours été une constante dans l'histoire. Si je m'en tiens seulement aux trois variables du monothéisme, judaïsme et christianisme ont fini par comprendre après de rudes épreuves de guerres, massacres et schismes de toutes sortes, que leur salut est d'aménager et de consolider leur citadelle à l'intérieur. La violence nécessaire et constitutive de l'humain a basculé alors dans le politique. Excepté la dernière guerre d'Irlande entre catholiques et anglicans, l'Occident ne connaîtra plus de conflit religieux ni civil ni contre un ennemi étranger. Les caricatures, les blasphèmes et la polémique contre le Dieu défendu par l'église ou la synagogue ne sont plus objets de sermons ou de prêches dans les lieux de culte. Pour l'islam, c'est bien différent : le peu qu'on s'autorise à affirmer sur la conviction du prophète-fondateur à ce sujet c'est qu'il a tenu à unifier les Arabes sous l'étendard de la nouvelle foi (en parfaite harmonie d'ailleurs avec les deux autres monothéismes précédents !), qu'il a ordonné à même le Coran "de combattre seulement ceux qui vous combattent, et n'agressez point, Dieu n'aime pas les agresseurs" ! (wa qâtilû fi sabîl-i-Llahi al-ladhîna yuqâtilûnakum wa lâ ta'tadû...). Depuis la disparition dans la confusion historique totale de cet homme dont on ne connaît plus qu'une image sursacralisée et anhistorique (en dépit du Coran qui ne cesse de souligner sa simple dimension d'humain), depuis sa disparition, dis-je, et son voilement à l'historicité, la violence gérée par le despotisme califal le plus fou n'a pas cessé dans le monde islamique. Elle est structurelle, soudée à la nature même du message divin détourné, falsifié, trahi. Comment expliquer et faire comprendre à nos semblables du genre humain que nous puissions condamner à mort pour un roman, un dessin ou un tract tout en narrant sans état d'âme le bombardement de la Kaâba au catapulte par le wali Al-Hajjâj, rien que parce que ce "fonctionnaire" était contemporain de l'âge d'or du prime islam ?