Par : Abdelkader Gattouchi Universitaire À première vue, et seulement à première vue, il peut sembler paradoxal d'inviter à la table du débat un thème aussi clivant que peut l'être le silence en littérature. Pourquoi clivant ? Parce que nous ne développons pas tous une seule et même vision à l'égard du silence, notamment lorsqu'il est appréhendé à travers le prisme littéraire. Ainsi, et si d'aucuns le dotent d'un pouvoir supérieur à celui de la parole même, d'autres, plus mesurés, le réduisent au rang, plus ou moins modique, de simple élément textuel, ayant en charge de compléter la chaîne de transmission du sens. Sans plus. Sous la chapelle académique, le silence est défini, si l'on se fie au Petit Robert, comme "la négative ou l'absence : absence de bruit, d'agitation ou d'interruption de son". En cela, il s'oppose à la parole qui suggère, elle, une présence, une existence réelle, factuelle, qui transcende l'idée même d'essence, comme le soutient Jean-Paul Sartre dans L'existentialisme est un humanisme (1946). Au sein du triumvirat écriture-parole-silence, soit trois instances qui forment les dimensions du langage, le silence jouit, selon les experts, des mêmes égards voués aux actes d'écriture et de parole. Dans une approche liée au discours et à son fonctionnement, le silence est considéré comme un élément immanent au texte. Il est constitutif du discours dont il est un marqueur distingué. Protéiforme, il se matérialise à travers moult aspects : pause, points de suspension, blancs, vides et non-dits, entre autres formes. En refusant de dire, le silence dit pourtant quelque chose. Ainsi en est-il des points de suspension qui sont certes muets, taciturnes, neutres, mais non moins expressifs. Il est vrai qu'ils disent moins qu'ils ne devraient dire, n'empêche qu'ils sont porteurs de sens, au même titre, sinon davantage, que les mots. Car si ces derniers (les mots) offrent toute latitude au lecteur de se saisir d'une information, d'une connaissance, d'une signification, les points de suspension s'inscrivent, eux, dans une logique suggestive. Suggestion d'une palette d'hypothèses de sens dont le récepteur s'empare pour développer autant de significations qui correspondent à la lecture qu'il se fait du texte. Cet aspect typographique du silence se donne à lire comme une invite, un appel à contribution du lecteur, une volonté de mieux l'impliquer dans la prise en charge du texte. Cette réticence du point de vue formel est en réalité une assurance d'un point de vue sémantique puisqu'il s'agit de susciter l'engagement du liseur potentiel. Le texte littéraire fait de parole et de silence se veut égalitaire, en usant de mots tantôt clairs, tantôt cryptés, mais aussi de silence pour exprimer l'indicible. Ce que le mot ne parvient pas, malgré toute sa vigueur, sa charge, sa puissance, à dire, le silence, venant à la rescousse, l'exprime. Et c'est fort justement, en raison de cette capacité du silence à dire l'indicible et à exprimer l'ineffable, que la littérature ne peut se permettre l'outrecuidance de se passer des vertus de cet impétrant adjuvant. Le silence est incontournable. Il hante le texte littéraire auquel il sert, parfois, de mode d'articulation et d'autres fois de reflet. Quand il arrive que les mots, malgré toute leur richesse, soient frappés de vacuité, c'est au silence qu'échoit le devoir d'assurer la mise en circulation du sens. L'échec des mots est une aubaine pour le silence en vue de dire l'indicible et de nommer l'innommable. Cela se donne à voir, à l'occasion de situations extrêmes, marquées par un excès de violence, tétanisant jusqu'à la paralysie certains auteurs, qui trouvent alors, dans la myriade de formes de silence, un ersatz, taillé sur mesure, pour suggérer une situation, un état, un sentiment, à défaut de les dire. Et même si l'on conçoit parfaitement qu'écrire est une façon de "parler sans être interrompu", nous sommes également d'avis que la signifiance gît aussi bien dans la parole que dans son antonyme, le silence. Dans cette suite d'idées, comment obvier de jeter un regard dans le rétroviseur de l'histoire récente de la littérature algérienne d'expression française pour retrouver trace d'une telle approche privilégiée par une flopée d'auteurs algériens ? En réaction à l'horreur dévastatrice vécue lors de la décennie noire (1990-2000), beaucoup de nos écrivains ont recouru à l'écriture pour exorciser les démons qui s'en étaient pris aveuglément au pays et à sa population. Mais, comme médusés par l'ampleur de la tragédie, certains d'entre eux sont allés chercher une propriété cathartique dans le silence, appelé à la rescousse, pour parer à l'impuissance de la parole sidérée. Le silence auquel recourt l'écrivain est une manière, sinon élégante, du moins subtile, de raconter le drame tout en prenant ses distances vis-à-vis de l'affliction qu'il provoque. À ce propos, et en réponse à une question de Rachid Mokhtari, lors d'un entretien avec Yasmina Khadra, paru dans La Graphie de l'horreur : Comment puisez-vous l'énergie pour avoir un regard distant, une "froideur" pour expurger de ces descriptifs de l'horrible toute manifestation de l'émotionnel ? L'auteur de L'Attentat dira : "J'ai toujours mieux assimilé les livres qui racontent quelque chose plutôt que ceux où l'écrivain se découvre un don d'ubiquité. De cette façon, j'ai choisi de mettre mes propres ressentiments en veilleuse et de m'effacer devant les motivations de mes personnages. Quand on a décidé d'écrire un roman, on se doit de prendre ses distances vis-à-vis du récit ou de l'essai (...) Cette distanciation a permis une approche moins subjective du sujet que je traite (...) Je propose une vision des choses, essaye de la présenter le plus fidèlement possible et laisse le lecteur faire sa propre appréciation dessus. Dans ma trilogie j'ai fait abstraction de ma colère pour n'exercer aucune influence sur le texte (...)" En substance, cela ramène au vieux cliché cher à beaucoup de créateurs de se faire violence pour, justement, contourner la violence ; sacrifier son propre ressenti pour faire de la place à celui du lecteur. Cette stratégie scripturaire imposée répond au "désir" non dit de s'effacer sous les coups de boutoir assénés par l'effroi, né de la folie des humains. Cela passe sur le plan formel par une économie du langage, ne manquant pas de nous rappeler un certain Mallarmé, meurtrier, bien malgré lui, de la parole à travers Orphée qui "ne peut sauver ce qu'il aime qu'en y renonçant". Mais, détrompez-vous ! Le silence n'est pas et ne peut être l'autel sur lequel on sacrifierait la littérature ; il en est au contraire le rédempteur, au sens moral du terme. Car la parole n'a de sens et de valeur que juxtaposée au silence qui la met en exergue en la bonifiant. Et ce n'est pas là le moindre de ses mérites.