Beyrouth, vendredi 6 janvier 2006. Hier, j'ai été dans les camps de Sabra et Chatila. Oui. Ceux-là mêmes où des milliers de Palestiniens furent massacrés trois jours durant, du 15 au 18 septembre 1982, massacre supervisé par M. Ariel Sharon en personne. C'est dans la commune d'Al-Ghobiri, sur les hauteurs de Beyrouth. Je pénètre timidement dans cet ancien camp devenu bazar, avec, à la clé, un souk populaire s'étalant tout le long de la rue principale qui fend le quartier de Sabra, et d'où sourd un énorme brouhaha de clameurs marchandes. On trouve de tout ici, comme dans tous les bazars du Machrek. À peine un pied dedans que me reçoit à la lisière du souk un cimetière un peu spécial, un cimetière sans sépultures, avec seulement une surface gazonnée avec des plates-bandes de roses blanches comme décor. Devant l'entrée du cimetière, cette inscription : “Madjazir dhida el inssaniya.” Un panneau indique une image affreuse où l'on voit des engins creuser une fosse commune pour y jeter les cadavres (estimés à 3 500 morts par les Palestiniens). Ainsi, si j'ai bien compris, ce gazon a poussé sur ladite fosse. Quelle horreur ! L'indigence de ce “dispositif de commémoration” me laisse perplexe. Ni mémorial ni noms des victimes si ce n'est quelques photos d'une famille décimée, les Al-Moqdad. À Halabja, ville du Kurdistan irakien, il y a un immense monument aux morts élevé à la mémoire des 5 000 victimes kurdes gazées à l'arme chimique par Saddam Husseïn en 1988. L'ouvrage a été financé, entre autres, par les Américains et inauguré en grande pompe, en présence de Colin Powell. Pour les victimes palestiniennes, aucun geste. Je traverse la rue aux clameurs avant de m'engouffrer dans le quartier de Chatila. Je pense inévitablement à Jean Genêt et son émouvant Quatre heures à Chatila… Des centaines de petites maisons en dur y sont entassées pêle-mêle. Youssouf Madjdhoub, 67 ans, Palestinien né près de Akka, me reçoit aimablement dans sa modeste boulangerie. De fait, M. Madjdhoub est “farrane”, boulanger traditionnel. Sur les murs, des portraits d'Abou Ammar. “J'ai quitté la Palestine quand j'avais 10 ans. Je suis parmi les toutes premières vagues de réfugiés, ceux de 1948. La mosquée d'Akka appartient à mon grand-père. Israël a tout rasé sauf la mosquée”, dit-il. Youssouf a… 17 enfants et davantage de petits-enfants. Il faut croire que la productivité reproductrice est entendue ici comme un acte militant. Le camp est en ébullition. Les pétards éclatent partout. Les enfants pavoisent. Et pour cause : des rumeurs circulent, assurant que Sharon est mort. Comme celle qui lui fait pendant dans la rue beyrouthine, donnant Rostom Ghazalé, le tout-puissant ancien chef des renseignements syriens au Liban, suicidé. À chaque communauté ses fantasmes cathartiques... Méfiants comme à leur habitude des médias, les habitants de Chatila sont intimement persuadés que Sharon est mort et qu'on a juste différé l'annonce de sa disparition pour d'évidentes raisons politiques. Le quotidien prosyrien Assafir titre en “une” : “Sharon n'est pas encore mort et les obsèques dimanche.” Youssouf Madjdhoub et les siens maudissent rageusement le chef du nouveau parti Kadima. “Sharon moudjrim. C'est un criminel. Je l'ai vu de mes propres yeux, il était là lors des massacres. Pendant trois jours, les Israéliens et les Kataeb, les milices chrétiennes, tuaient, égorgeaient, massacraient tout ce qui leur tombait sous la main. Nous, nous étions désarmés. On n'avait rien pour nous défendre.” Un mois avant la “madjzara”, Yasser Arafat avait évacué Beyrouth pour Tunis. La branche militaire de l'OLP quittait le Liban, laissant 400 000 réfugiés palestiniens à leur sort. Hala, médecin au centre du Croissant-Rouge palestinien du camp, et que tout le monde appelle “Douctoura Hala”, a vécu elle aussi les massacres. “Ils ont tué même des médecins, des infirmiers, pour ne laisser la moindre chance aux blessés”, se souvient-elle. Mais la mort de Sharon n'évoque rien pour elle. “Il y a des milliers de Sharon en Israël”, lance-t-elle avec lassitude, avant d'ajouter : “En tout cas, Sharon est cliniquement mort. Dommage. Il mérite une mort atroce comme celle qu'il a infligée aux Palestiniens.” Une autre femme, dont le mari a été tué dans le camp de Tell-Ezaâtar, renchérit : “Qu'il aille en enfer ya Rab !” prie-t-elle. Mais Sharon n'a pas trépassé. Officiellement, il lutte encore contre la mort, contre la montre, comme luttent les Palestiniens de Beyrouth contre la misère et l'oubli… M. B.