Habituellement, les juges et les journalistes se retrouvent dans les salles d'audience. Mais voilà, une fois n'est pas coutume, c'est dans une salle de conférences qu'ils se sont “affrontés”, jeudi dernier, autour d'un colloque sur les relations presse-justice. PV d'une “audience” débridée au “tribunal” de Sidi-Fredj. L'info a fait esclandre dans les arcanes de l'hôtel El-Marsa de Sidi-Fredj : Djamel Aïdouni, magistrat à la cour d'Alger et président du Syndicat national des magistrats, a reçu la coquette somme de 100 millions de centimes de la part d'un éditeur de presse (on murmure le nom d'Ali Ouafek...) pour venir “se mouiller” au tribunal, ou, à la tribune du colloque organisé, jeudi dernier, par un pool de journaux privés sur les relations presse-justice, comme on va acheter un arbitre. Il paraît aussi que Omar Belhouchet a eu un rapprochement suspect avec Abdelmadjid Sidi-Saïd moyennant quelques coupables chuchotements pour lui vendre un scoop sur les détails du prochain plan d'augmentation des salaires. Quoi encore ? Ah ! Dernier potin collatéral : Hamrouche et Sadi se sont croisés dans les water-closets et ont eu quelques petites phrases acides que nous avons captées sans l'ombre d'un brouillage de là où ils allaient se rendre… “C'est pas vrai tout ça !” s'exclameront les confrères qui étaient de la partie. Oui. C'est complètement faux. Mea-culpa. Et cela a même un nom : de la DIFFAMATION. Nous venons de nous rendre coupables de ce pourquoi ; justement, éditeurs, juges, avocats et journalistes étaient venus débattre sous une pluie battante ce week-end. Il y avait du beau monde. Côté personnalités, sur les 300 invitations, moins du dixième a répondu, mais c'est déjà un bel aréopage. Par ordre d'apparition dans la salle : Saïd Sadi, Mokdad Sifi, la très élégante Mme Fatma-Zohra Bouchemla (ancienne ministre en charge de la Communauté algérienne à l'étranger), Mouloud Hamrouche, Abdelmadjid Sidi-Saïd, Abdelaziz Rahabi et enfin Sid-Ahmed Ghozali. Côté intervenants devaient se succéder autour de Ali Ouafek qui présidait la séance, pas moins de cinq conférenciers. M. Djamel Aïdouni ouvre la marche avec une communication intitulée : “La liberté de la presse entre la pratique et le droit.” Il sera suivi de M. Jean-Yves Monfort, président du tribunal de Versailles et anciennement président de la 17e chambre du tribunal de grande instance de Paris, la fameuse “chambre de la presse”. Son exposé était axé sur la législation française en matière de presse. Lui succèdera Me Jean-Yves Dupeux du barreau de Paris qui est intervenu sur le thème du rôle de la Cour européenne des droits de l'Homme dans les affaires de presse. Après un tour de tribune qui aura duré un peu plus d'une heure (sous l'œil bienveillant des RG), place au débat proprement dit. Et là, il faut dire que M. Aïdouni en a vraiment pris pour son grade, à tel point que le public avait nettement le sentiment de se trouver dans une salle d'audience, avec, cependant, ce paradoxe de taille que les rôles entre “j” comme juge et “j” comme journaliste étaient carrément inversés. Et la tribune de se muer en tribunal. Sorte de tribunal de la presse. Une partie des éditeurs, Ali Djerri et Omar Belhouchet en particulier, ont saisi cette occasion pour se “défouler” sur les magistrats. Une manière de les sensibiliser sur le dur quotidien d'un patron de presse arpentant “trois fois par semaine en moyenne”, selon Omar Belhouchet, les palais de justice pour une audition ou un procès traînant de report en report. Et le colloque de se transformer presque en conférence de presse du juge Aïdouni, de plus en plus accablé par les journalistes. Le président du SNM coupe court à toutes les spéculations en jetant la balle dans le camp des députés : “C'est au législateur de changer la loi. Nous, on ne fait que l'appliquer”, se défend-il, plaidant du coup “non coupable”. Par trois fois, Aïdouni subit la question sur le problème de l'audition des journalistes dans les commissariats comme des “voyous” pour reprendre le mot de Me Smaïn Chama, avocat et militant des droits de l'Homme. “Ce n'est pas de nos prérogatives. C'est le procureur qui convoque les journalistes”, dit-il, avant de préciser : “Du reste, au niveau de la procédure, le journaliste est un citoyen comme un autre et on applique sur lui les procédures du droit commun”, précisant que “ce n'est qu'en cas d'outrage au président de la République qu'il y a autosaisine du parquet”. Interrogé sur les effets de la grâce présidentielle, il énumère quelques statistiques avant de lancer : “La grâce est une prérogative présidentielle, et il ne m'appartient pas de la commenter”, indiquant, au passage, que le gros de la profession n'encourt pas de peines lourdes. “L'essentiel des peines infligées aux journalistes est en forme d'amendes. Je connais un seul cas qui pourrait être condamné à la prison ferme, mais l'affaire est actuellement en délibéré”. Dans les coulisses, les éditeurs profitant de la proximité et de l'accessibilité des juges continuent la discussion dans une ambiance débridée. Après une “pause m'touaem”, reprise des travaux à 15h autour de deux communications données respectivement par Yahia Chakir, un avocat et journaliste jordanien, et Me Khaled Bourayou. Le premier a parlé avec une saveur toute orientale de la relation entre la presse arabe et la loi en soulignant l'usage pernicieux de mots comme “amn edawla” et autres “al masssass bil wihda al-wataniya” par nos potentats bédouins pour jeter des journalistes en prison. Pour sa part, Me Bourayou a expliqué doctement l'abus de pouvoir judiciaire à l'algérienne en matière de délit de presse. Ultimes petits fours dans la cafèt' de l'hôtel avant les adieux. Les îlots d'affinités fondent et se séparent. Kamel Amarni, SG du SNJ, râle d'avoir été écarté du débat tandis que Saliha, du comité d'organisation, jure tous ses dieux avoir invité le syndicat. Il pleut des cordes. Le temps sera sûrement meilleur. Mais les rancœurs, les malentendus, se dissiperont-ils ? Mardi prochain sera-t-il plus clément pour les candidats ratés par la grâce ? Rien n'est moins sûr… À propos : qu'aurions-nous risqué si nous avions persisté dans notre chapelet de calomnies ? Aïdouni nous aurait froidement servi le très coercitif “qanoun al-ouquoubâte” en disant “c'est pas ma faute”. Bourayou aurait crié au complot politico-procédurier pour museler la presse, tandis que le libéral Monfort aurait ri béatement en nous taxant d'une amende peu honorable… ILS ONT DECLARE… Saïd Sadi “Je salue cette initiative qui est très utile. Nous sommes tous d'accord sur le fait qu'il y a une volonté officielle, une volonté établie de restreindre les libertés dans ce pays. Nous traversons une situation délicate. Une partie des médias a évacué le débat car se trouvant sous la tutelle du pouvoir. (…) La question de la liberté de la presse est une question vitale. Il ne faut pas en faire une revendication catégorielle. Nous avons tendance à particulariser le débat. Il faut, dans la mesure du possible, l'élargir à toute la société tant la question de la liberté d'expression concerne l'ensemble de la société. On ne s'en sortira pas par l'improvisation. Il faut élargir le débat aux syndicats, aux partis politiques, aux magistrats… Je me réjouis encore une fois de cette rencontre, mais il faut éviter de donner un caractère spécifique à une revendication générale.” Mouloud Hamrouche “Je pense qu'il faut faire la distinction entre la liberté de la presse et la liberté d'expression qui, elle, est plus large. On considère que la liberté d'expression n'a pas de limites tandis que la liberté de la presse est confrontée à des difficultés avec les pouvoirs publics et avec la justice. L'affaire des caricatures par exemple, sous le prisme de la liberté d'expression, ne posait pas problème, mais sous celui de la liberté de la presse, était problématique. Et c'est au juge de jouer ce rôle de régulateur entre le droit à l'expression et la société. Le droit à l'expression n'a pas de limite. On le situe dans le contexte sociopolitique d'un pays. Ce qui est valable à Paris ou à New York n'est pas forcément valable chez nous. Quoi qu'il en soit, nous défendons le droit à la liberté de la presse, l'accès à l'information ainsi que la possibilité de donner une lecture des évènements de manière à aider le citoyen à comprendre et à prendre des décisions. Il ne faut pas bloquer le processus qui a été enclenché. Il faut faire évoluer les libertés. Je souhaite que l'on n'accepte plus jamais de revenir en arrière. L'expérience (de la presse) est très riche et elle ne peut que s'améliorer.” Sid-Ahmed Ghozali “Lorsque le Processus de Barcelone a été engagé, il a mis tout de suite l'accent sur le problème de la sécurité. Plus tard, ce Processus de Barcelone avait débouché sur une proposition de partenariat nouveau basé sur le postulat suivant : pas de sécurité sans développement. Et la question de la liberté de la presse participe elle aussi de cette même problématique, à savoir un développement global sur les plans politique, économique, social, culturel… Il ne peut pas y avoir de développement sans liberté. Et il ne saurait y avoir de société prospère sans presse libre”. Mustapha Benfodil