Anis Rahmani est directeur de la rédaction du quotidien en langue arabe Echourouk El-Yaoumi. Dans cet entretien, il revient sur les péripéties de l'affaire qui a opposé ce journal au colonel Al-Kadhafi suite à un reportage faisant état de “manœuvres libyennes” pour la promotion d'un plan séparatiste touareg. L'affaire s'est soldée par une très lourde condamnation : six mois de prison ferme pour la journaliste auteur de l'article ainsi que son directeur de la publication et deux mois de suspension pour le journal. Liberté : Après la lourde peine dont vient d'écoper votre journal, quel est l'état d'esprit de la rédaction d'Echourouk ? Anis Rahmani : C'est un climat de mobilisation qui règne au sein du journal. Tous les journalistes sont concernés par la décision de suspension du journal et sont mobilisés pour défendre leur titre. La sanction qui vient de nous être infligée est un facteur stimulant pour poursuivre notre mission avec un moral d'acier et une plus grande motivation. Il est vrai que durant les deux derniers jours, nous étions en état de choc. Mais aujourd'hui, il y a un sentiment de responsabilité. Et puis, il faut dire que les nombreux messages de sympathie que nous avons reçus de la part de confrères, de lecteurs, d'instances et d'organisations diverses, tant de l'intérieur que de l'extérieur du pays, nous ont été d'un grand réconfort. Echourouk continue pour le moment à paraître n'est-ce pas ? En effet, Echourouk continue à paraître. À partir de ce samedi, nous allons faire appel auprès de la cour d'Alger. Et nous gardons espoir que la suspension soit levée pour que nos lecteurs ne soient pas privés de leur journal. C'est vraiment une décision très sévère que de fermer un journal. Pour revenir un peu à la genèse de cette affaire, pourriez-vous nous dire quelques mots sur les circonstances de la réalisation du reportage incriminé ? En juin dernier, Echourouk a reçu des informations faisant état de manœuvres libyennes dans la région qui s'étend de Tamanrasset à Illizi. Sur la base de ces informations, nous avons envoyé un journaliste sur place. Notre envoyé spécial a rencontré ainsi des notables touareg qui ont dûment confirmé le bien-fondé de ces informations en évoquant une incursion d'un avion militaire libyen dans la région. Un mois et demi après cet article, soit début août, nous avons envoyé une autre journaliste pour un reportage sur le même sujet. Notons que le premier article n'a fait l'objet d'aucune plainte ou poursuite alors qu'il était plus percutant, avec de graves révélations à la clé. La deuxième journaliste, Neïla Berrahal, a réalisé donc un reportage sur les tractations libyennes en confirmant les précédentes révélations. Vous voulez parler de ce mystérieux avion libyen qui aurait convoyé des Touareg algériens vers Tombouctou ? Effectivement, en précisant que les Touareg algériens ont refusé la Charte de Tombouctou. Il faut noter que cette charte existe bel et bien. On peut d'ailleurs la trouver sur un site Internet du colonel Al-Kadhafi. Et dans cette charte, il est question d'un projet du Grand-Sahara, un projet séparatiste. En réalité, c'est un vieux projet, et, à l'origine, un plan français. Partant de là, les informations rapportées par notre journal ne sont en aucune manière des informations diffamatoires ou attentatoires à la personne d'Al-Kadhafi. Nous avons parlé des visées de l'Etat libyen sur la base de faits établis. Peu de temps après la parution de cet article, nous avons été officiellement saisis pour nous informer que le colonel Al-Kadhafi nous poursuivait personnellement en justice. La plainte a été enregistrée le 11 octobre 2006. Justement, en constatant la célérité avec laquelle l'affaire a été jugée et le verdict prononcé, quelle lecture faites-vous du traitement judiciaire de cette affaire ? Ce qui nous a surpris, c'est que l'affaire a été expédiée à une vitesse record. Premièrement, nous n'avons pas été entendus par le juge d'instruction. La justice algérienne n'a pas pris le soin d'enquêter sur cette affaire ni d'entendre les témoins touareg cités dans notre reportage. Deuxième point : le jour du procès, nous avons demandé un report. Cela nous a été refusé. Le procès a été expédié en une seule journée. On n'a jamais vu ça, une affaire jugée comme cela, en une seule audience. Nous respectons la justice, mais nous disons que le verdict est très sévère. Nous ne badinons pas avec la sécurité du pays, encore moins avec son intégrité territoriale et nous nous faisons une haute idée des intérêts suprêmes de l'Algérie. Que nous soyons condamnés à propos d'une affaire où il est pourtant question de la défense de la souveraineté de l'Algérie et de son intégrité territoriale, qui plus est, la veille du 1er Novembre, nous ne pouvons que nous interroger sur les motivations réelles d'un jugement aussi cruel. Cela vous a-t-il amené à considérer que cette affaire a été peu ou prou “politisée”, que le procès était “politique” ? Nous ne doutons pas de l'intégrité de nos magistrats. Mais il faut le dire : le jugement était un jugement politique. On a voulu contenter Al-Kadhafi et apaiser les relations entre les deux pays. Nous refusons catégoriquement que notre journal fasse les frais de règlements de comptes politico-diplomatiques. D'aucuns estiment que cette affaire constitue un grave précédent en ce qu'elle autorise un gouvernement étranger à réduire un journal au silence et réduire ainsi davantage la marge de la liberté de la presse en Algérie. Qu'en pensez-vous ? Sachez que le Maroc s'en prend quotidiennement au président Bouteflika en le diffamant copieusement. Si l'on devait plaquer la logique de ce procès à l'état des relations algéro-marocaines, alors, dans ce cas-là, si un journal algérien publiait un communiqué des AE sur le Sahara occidental, le Maroc pourrait le prendre comme une atteinte à la sécurité et à l'intégrité du royaume chérifien. En suivant cette logique, Rabat est en droit de poursuivre le journal qui publie un tel communiqué et pourrait même attaquer le ministère algérien des AE lui-même. La même chose vaudrait pour toutes les dictatures du monde. Le problème avec ce jugement, en définitive, est qu'il constitue une menace transnationale et transfrontalière à la liberté de la presse. Propos recueillis par Mustapha Benfodil