Atatürk doit se retourner dans sa tombe. Gül est passé comme une lettre à la poste. Islamiste dans une république laïque, sa présidence sera cependant sous haute surveillance. L'armée, garante du kémalisme, l'a averti. Gül a été désigné 11e président de la Turquie, avec 339 voix (sur 550), au terme d'un processus électoral qui s'est achevé hier par un scrutin à la majorité simple, après avoir échoué aux deux premiers qui exigeaient deux tiers des voix au Parlement. Numéro deux de l'AKP, parti islamiste au pouvoir, Gül est ainsi le premier chef d'Etat issu d'un courant que l'armée n'a pas adoubé et qui, plus est, s'inscrit en porte-à-faux avec les fondements mêmes de la République instaurée au début du siècle dernier par Atatürk, le père de la Turquie moderne. Au printemps dernier, l'armée avait bloqué sa première candidature avec l'objectif de susciter la crise politique et de voir les islamistes chassés démocratiquement du pouvoir. Le complot a échoué puisque l'AKP ne s'est pas contenté de rempiler aux législatives anticipées de juin. Les islamistes ont triomphé. La raison n'est pas dans la fascination de l'idéologie islamiste. La société turque est la plus stabilisée dans le monde musulman et l'AKP, qui a compris cette situation, s'est investi entièrement dans les thèmes d'actualité tels les droits de l'homme, l'identité turque, la modernité et le développement socioéconomique. À tel point que les islamistes étaient devenus les meilleurs avocats de l'entrée de la Turquie dans l'UE dont des membres — et pas des moindres — ont dressé devant eux l'alibi culturel, frisant l'islamophobie. Le résultat est que le patronat turc a souscrit pleinement à la démarche des islamistes. Après le repassage de l'AKP aux législatives, des voix influentes de la laïcité ont avoué que leur politique de repoussoir systématique est non seulement improductive et que, tout compte fait, leurs islamistes n'avaient rien à voir avec ceux des autres contrées sous le joug des anathèmes, des fetwas et de la violence. Lorsqu'il s'est avéré que Gül passera sans difficulté, le camp laïque n'avait plus à son encontre que le foulard porté par son épouse. Il s'agit donc d'une victoire de taille pour la mouvance islamiste après des mois de confrontation avec les défenseurs de la laïcité, notamment l'armée qui aura déployé tous les efforts “politiquement acceptables” pour empêcher un tel avènement. Les libéraux rejettent les inquiétudes exprimées par les faucons de la laïcité, considérant qu'elles relèvent davantage de la propagande politicienne que d'un réel sentiment de danger, se félicitant de l'entrée des masses conservatrices dans le jeu politique, permise par l'AKP. L'AKP sait cependant que sa victoire reste sous surveillance. Ses détracteurs, et ils sont nombreux, l'attendent au tournant surtout s'il a l'ambition secrète que lui prête certains d'islamiser le pays et qu'il se servira de son poste pour neutraliser les institutions de contrôle de l'action gouvernementale menée par son parti. Le système politique turc est un système parlementaire subtilement cadré au nom justement de la laïcité. L'AKP nie vouloir démanteler le système laïque, et Gül, en prêtant serment hier dans la soirée a affirmé son engagement à protéger la séparation entre l'Etat et la religion. À la veille du vote, le chef de l'armée turque l'a mis en garde. “Les forces armées turques ne feront pas de concessions dans leur devoir de garder la République turque, un Etat laïque et social fondé sur l'autorité de la loi”, a averti le général commandant l'état-major, Yasar Büyükanit. D. Bouatta