A Bagdad, la place Ferdous est veuve de “son Saddam”. Le 9 avril dernier, les Bagdadis ont déboulonné la colossale statue du dictateur irakien. Du chef suprême, il ne reste plus que deux bottes de bronze. Ultime vestige d'un régime de fer que des ouvriers s'apprêtent, en cet après-midi de mai, à éradiquer à coup de scie. Dans moins d'une heure, il ne subsistera plus qu'un socle de pierre anonyme. Tout autour, dans les fontaines qui rafraîchissaient l'effigie du raïs, se baignent une dizaine d'enfants. Des gamins âgés de 8 à 15 ans. Des garçons et quelques filles. Des gosses sans famille et sans maison. Parmi eux, Samir, 11 ans, explique :“Je dors là la nuit et je mendie, la journée auprès des soldats américains, dont les chars veillent à deux pas de là.” Le gosse tente également d'apitoyer les nombreux journalistes occidentaux qui viennent prendre la place en photos, où les travailleurs humanitaires des ONG occidentales qui dorment dans les hôtels alentours. Drôle d'histoire que celle de ce petit bout d'homme à la face d'ange et aux cheveux noirs bouclés : “Ma mère est morte quand j'avais 7 ans, raconte-t-il. Je suis resté seul avec mon père, tout allait très bien, il était gentil avec moi, jusqu'au jour où il s'est remarié. Sa nouvelle femme ne m'aimait pas. Elle a forcé mon père à me mettre à l'assistance publique et comme là-bas on ne pouvait pas me garder, on a fini par me mettre en prison.” Samir est resté plus de trois années en prison. Un calvaire. “On nous sortait dans la cour le matin et on nous laissait là sans rien faire, se rappelle le gamin. Les plus grands nous brutalisaient et les gardiens nous cognaient dessus au moindre écart.” Ce que ne dira pas le garçon, par pudeur ou par honte, ce sont les violences sexuelles qu'il a subies de la part de ces matons. Pour les mêmes raisons, il passe sous silence ces nuits passées attaché entièrement nu à un poteau pour s'être rebellé contre un détenu plus costaud qui lui volait sa ration de nourriture. Ces évènements sordides, c'est Rachid un éducateur irakien qui travaille pour une ONG européenne qui en parle à sa place... Samir préfère s'étendre sur sa libération, la fin de son enfer : “Un jour, les Américains ont encerclé la prison, ils nous ont fait sortir. Ensuite les gens du quartier, le directeur et les gardiens ont tout pillé. Ils emportaient tout. Les portes, les lits, les bureaux, les armoires, les douilles de lampes. Je suis parti très vite car j'avais peur qu'on me reprenne. J'ai erré quelque temps dans Bagdad, puis j'ai retrouvé des copains. Depuis, je vis avec eux sur cette place.” Chaque jour, des éducateurs d'organisations humanitaires passent voir les enfants pour tenter de les réintégrer dans ces nouveaux centres mis en place par les ONG installées en Irak, où les gamins sans famille sont pris en charge, suivis, scolarisés. Tous refusent, traumatisés par leur expérience passée en milieu fermé. Ils préfèrent vivre dans la rue. Vivre dans la rue est pourtant un calvaire. La loi du plus fort l'emporte. Et les plus faibles sont implacablement laminés. Sur la place Ferdous, Ghassan, plus âgé et plus robuste, a pris rapidement le groupe en main. Petit caïd d'une vingtaine d'années, il a profité de l'anarchie générale pour sortir de la prison où il purgeait une peine pour trafic de devises et recel d'objets volés. Aujourd'hui, sans état d'âme, il règne sur le groupe et soumet les enfants à sa volonté. Il les envoie mendier et les frappe s'ils ne rapportent pas assez d'argent. Cet après-midi, une barre de fer en main, il s'en est pris à Cherine, 12 ans, l'une des filles du groupe. Dans un coin, la gamine hurle de douleur. Elle a l'avant-bras cassé, des volontaires d'une association humanitaire qui se trouvaient là, la prennent aussitôt sous leur protection. Cherine sera soignée et dormira ce soir en lieu sûr. Fait rare dans un pays comme l'Irak, les filles traînent également les rues. Plus faibles, elles restent en butte à tous les dangers. A la merci des exploiteurs et des pervers. La semaine passée deux d'entre elles, mineures, ont été violées par des GI's américains. Certaines sont forcées à se prostituer. Quant aux jeunes garçons, ils se droguent en reniflant de la colle. “Drogue, prostitution, enfants abandonnés, tout s'est dégradé chez nous en quelques années”, assure Dalal, une irakienne responsable d'un programme d'éducation à Enfants du monde droits de l'homme, une organisation humanitaire implantée à Bagdad depuis 1994. “C'est avec la fin de la guerre contre l'Iran (1981-1988) que ces fléaux sont apparus”, explique-t-elle. “Avant, poursuit la jeune femme, il était impensable que des parents abandonnent leur progéniture. L'embargo imposé par la communauté internationale en août 1990 n'a fait qu'accentuer le drame... La pauvreté montante a disloqué les familles, constate tristement Dalal. Aujourd'hui, pour vivre, de plus en plus de parents exploitent leurs enfants. Obligés de travailler, les gamins font des petits boulots. Ils vendent des cigarettes, des bonbons, des journaux. En 1997, rien qu'à Bagdad, 20 enfants par mois abandonnaient l'école dès l'âge de 15 ans. Actuellement, ces chiffres sont multipliés par cinq ou six. Notre pays jouissait pourtant d'un système scolaire de haut niveau. En quelques années, tout s'est dégradé. L'ignorance, la sous-éducation, l'éclatement des familles sont autant de fléaux qui sont venus alourdir davantage une vie quotidienne déjà suffisamment difficile. Saddam a été notre bourreau durant plus de vingt ans mais en quelques semaines de présence, les Américains ont fini de détruire tout ce qui restait encore miraculeusement debout en Irak.” L. B.