Difficile d'imaginer que l'on soit à Alger, la capitale de l'Algérie, en se promenant dans Badjarrah, cette mégacité-dortoir, devenue, par la force des choses, un gigantesque dépotoir où l'anarchie dépasse tout entendement. La commune pourrait très bien entrer dans le livre Guinness pour son degré avancé d'anarchie. Victime de son marché aux prix abordables, la commune a vu se déverser des milliers de commerçants ambulants, chassés d'ailleurs et qui viennent squatter pas seulement les trottoirs, mais tous les coins et recoins de la cité, au point de rendre la vie invivable aux habitants du quartier. Ici, impossible d'organiser un mariage, de transporter en urgence un malade ou d'enterrer dignement un mort. Toutes les voies sont bouclées par les marchands ambulants, de l'aube à la tombée de la nuit, et gare à celui qui ose rouspéter. Pourtant, sur la route qui mène vers le marché, un imposant dispositif policier est déployé à longueur d'année, mais qui fait, désormais, partie du décor. Plusieurs fois, ordre a été donné pour déloger les revendeurs des rues et ruelles, mais jamais la mesure n'a été prise au sérieux par ces derniers qui restaient là à narguer les forces de sécurité. Les habitants, exacerbés, ont même eu plusieurs échauffourées avec les marchands ambulants, mais de guerre lasse, ils ont fini par abdiquer. Certains y ont même trouvé leur compte en se transformant en loueurs de parcelles de trottoir ou en dépôts de marchandises. Même le dispensaire n'a pas échappé aux revendeurs, qui y installent leurs tables et leurs étalages. Les cages d'escalier des bâtiments servent également de dépôt, ainsi que le marché initial. En fait, les commerçants du marché, ayant constaté l'impuissance des pouvoirs publics à endiguer ce phénomène, ont fini par céder leurs locaux, pour s'installer, à leur tour, sur les trottoirs. Du coup, à l'intérieur du marché, on trouve de tout, sauf des fruits et légumes, à de rares exceptions. Même la poissonnerie, inaugurée depuis quelques années, est restée tristement vide, et le poisson se vend toujours sur le bord de la route, dans des conditions d'hygiène déplorables. Le quartier ne retrouve sa partielle quiétude qu'une fois la nuit tombée. C'est le moment où les éboueurs se mettent à débarrasser les rues et ruelles des tonnes de détritus laissés quotidiennement par les vendeurs ambulants. ? l'approche de ramadan, les habitants se préparent à passer y compris leurs nuits à supporter le diKtat des commerçants ambulants. Le marché parallèle de Badjarrah propose tout : des fruits et légumes à bon marché, sans garantie de qualité, aux ustensiles de cuisine, vêtements importés de Chine, de Turquie et du Maroc, aux téléphones portables et autres bijoux, où se mélangent les objets neufs et ceux volés, aux barbituriques en grandes quantités. On y trouve même des DVD d'Oussama ben Laden, étalés sur les trottoirs. Le tout dans une ambiance électrique, où les bagarres rythment la vie du souk et les couteaux et autres poignards s'étalent pour un oui et pour un non. L'APC sortante avait cru bon de créer “un marché de proximité” à la sortie d'Oued Ouchayeh, comme remède à cette invasion des espaces publics par les marchands ambulants. Le marché en question, un tas de tentes, plantées dans un endroit complètement isolé et dépourvu de moyens de transport, n'a jamais ouvert ses portes, pour cause, justement, de sa non-proximité. Et pourtant, les responsables locaux persistent à édifier des locaux commerciaux dans des endroits impossibles, comme le fameux marché de haï El-Badr, qui est resté fermé depuis sa réalisation, alors que le projet de 40 locaux sur la route principale du même quartier suscite toutes les convoitises et anime toutes les rumeurs au sujet des futurs bénéficiaires et des conditions d'attribution de ces locaux. “Bientôt, on comptera plus de commerçants que d'habitants à Badjarrah”, commente Djamel, émigré en Autriche, rentré pour quelques jours au pays. ? Badjarrah, pourtant, ce ne sont pas les commerces qui manquent. Un grand centre commercial est d'ailleurs encerclé par les marchands ambulants. N'empêche, son propriétaire, à peine les boutiques louées, a engagé une entreprise chinoise pour son extension. Un second centre commercial aussi grand que le premier se trouve à proximité du commissariat. Lui aussi est en éternelle extension. Un troisième, genre tour d'affaires, ouvrira bientôt ses portes. Le tout sans compter les commerces traditionnels, complètement obstrués par les marchands ambulants. Le souk dicte ses lois Cette situation a poussé de nombreuses familles à fuir le quartier qui est devenu, au fil du temps, un immense hôpital privé. Il ne se trouve pas, en effet, un seul immeuble, dans la grande cité de Badjarrah (10 000 logements) qui ne dispose pas d'au-moins trois cabinets médicaux. Souvent, c'est tout l'immeuble qui est pris d'assaut par des cabinets. D'ailleurs, le petit centre paramédical, tout comme la cabine saharienne qui fait office de centre à haï El-Badr ne servent pratiquement à rien, sauf pour garer les voitures, peut-être. La commune manque de tout, notamment en matière de services socioéducatifs. Un centre culturel flambant neuf attend toujours son inauguration, pour peu qu'il serve à quelque chose. La poste de Badjarrah est bondée de monde, du matin au soir. Son guichet automatique est en panne depuis son installation. Ce qui fait qu'il faut se lever de bonheur et user des coudes pour pouvoir se frayer un chemin au guichet humain. Par contre, à haï El-Badr, il faut jongler avec les horaires imposés par les fonctionnaires du bureau qui décident souvent de fermer à 11h30 pour ne revenir qu'après 14h30. Là, au moins, le guichet automatique fonctionne toujours. Par contre, l'annexe de l'APC ressemble à tout sauf à une structure administrative : un local lugubre où l'atmosphère est irrespirable. Les agences de l'ADE et de la Sonelgaz se trouvent, quant à elles, en plein parcours des revendeurs. Pour y accéder, il faudrait user des coudes et des genoux. La pollution bat tous les records dans cette commune qui enregistre le plus petit nombre d'espaces verts disponibles sur le territoire national. L'usine Michelin déverse sans discontinuer des fumées nauséabondes. L'éternel projet du métro empeste la vie des habitants de haï El-Badr et la noria de camions à bétonnières rend la chaussée impraticable. D'ailleurs, les chantiers routiers programmés par le département d'Amar Ghoul sont tous, curieusement, à l'arrêt, ou détournés pour des raisons que l'on ignore. Le fameux projet de liaison haï El-Badr vers Kouba, en passant par la cité Djilali-Liabès, vient à peine de reprendre à un rythme de tortue, et l'on se demande où va-t-il déboucher ? Sachant que son tracé initial a été détourné en raison de l'érection d'un lotissement en un temps record. Du fameux boulevard interquartiers devant relier Badjarrah, Bourouba et haï El Badr, il n'existe qu'un rond-point, bien fleuri et orné de drapeaux, mais qui ne mène nulle part. Les mauvaises langues disent qu'il va être transformé en jardin public, en plein milieu de la chaussée. L'extension du projet du métro vers El-Harrach, via Badjarrah, commence déjà à faire ses ravages : l'orangeraie de haï El-Badr, seul endroit où les jeunes venaient faire leur jogging tous les après-midi, disparaît pour laisser place à une centrale à béton et un dépôt de matériel. Les rapaces du foncier font déjà des plans dans la comète pour accaparer du terrain une fois le chantier achevé. Les cours de tennis, un espace qui sort de l'espace et du temps de Badjarrah, vont faire également les frais de l'extension du métro. L'approche de l'ouverture de la ligne du métro fait craindre le pire, notamment pour les habitants de haï El-Badr. “Comment va-t-on réguler le flot des voyageurs qui vont y transiter quotidiennement, alors qu'on est incapable de gérer les interminables embouteillages actuellement ?” se demande Salim, un habitant d'une cité mitoyenne. Les autorités locales, sous la pression des entreprises chargées de l'achèvement des travaux du métro, ont relogé quelques occupants du centre de transit et du bidonville mitoyen de la station du métro. Le reste, tout le reste – et ils se comptent par centaines – est parqué derrière les immenses murailles du chantier du métro. Les seuls à trouver leur compte dans cette anarchie ce sont les propriétaires des engins de travaux publics et autres semi-remorques qui utilisent les cités avoisinant la station du métro pour garer leurs gros engins et les étaler de bon matin pour les éventuels clients. Il y a aussi les spécialistes des vols de déchets ferreux et autres câbles électriques et téléphoniques qui profitent de cet état de non-droit pour faire leur propre loi. Il y a, enfin, les “intelligents” qui construisent n'importe où, n'importe comment et qui exécutent des extensions anarchiques sur la voie publique ou sur le bien d'autrui, persuadés qu'ils seront régularisés un jour. Les cas de Badjarrah centre – ou plus précisément Badjarrah marché – de haï El-Badr sont les plus voyants. La cité des Palmiers où les habitants ont été relogés, sauf pour deux immeubles, et qui se retrouve actuellement avec des milliers de nouveaux transitaires, aucune solution n'est visible, surtout que la forêt vient d'être transformée en immense bidonville. Le quartier de la Glacière tombe en décrépitude et semble avoir été abandonné à son triste sort, surtout qu'il est loin de la “vitrine”. Idem pour Diar El-Djemaâ, les Eucalyptus ou encore Djenane El-Mabrouk. Des quartiers anciens, victimes de leur éloignement du centre de décision, mais surtout du fait que les affaires, les lots de terrain et l'argent se trouvent ailleurs. a. b.