Partie III - Dilemmes... et avenir En Algérie, le P/FLN reste toujours à la tête de l'Etat, en dépit des épreuves politiques traversées. Il revendique contre d'autres la première place au nom de sa légitimité historique tirée de la lutte anticolonialiste menée avant et depuis 1962. Ainsi, l'usure de son image résulte autant de son exceptionnelle longévité que des transformations sociales qui ont métamorphosé la problématique du développement national au lendemain de l'indépendance. A l'usure de son image, s'est ajouté le vent contraire d'une démographie nationale galopante qui a porté la population de 9 millions d'individus à plus de 38 millions (quatre fois l'Algérie de 62 !), dont 80% sont nés après l'indépendance et 75% au nord du pays ! Nonobstant les difficultés, le pays s'est fortifié dans tous les domaines de la vie nationale, au point que le P/FLN peut faire valoir à son actif des succès indéniables (plus coûteux qu'ils n'en coutent, en argent et en temps) dans l'industrie, les infrastructures, la construction, la formation, les technologies, l'éducation... Mais, l'ancrage au pouvoir a fini par priver le P/FLN, gardien du passé, de sa capacité de rénovation et de rayonnement. Si la rente pétrolière (dont le développement du Sud a été injustement privé) a permis de quadrupler la population au nord, elle a ajouté deux grands fléaux : la perte aberrante de terres fertiles de l'agriculture au nord et la faiblesse calamiteuse de la productivité économique caractérisant une dépendance de l'étranger consécutive au choix des technologies. Dans les années 1968-70, le P/FLN, confronté aux obstacles de la construction nationale, avait présenté la refondation dans les termes suivants : le FLN doit-il devenir un parti de masse ou un parti d'avant-garde ? Il avait été proposé de faire appel aux étudiants alors que s'amplifiaient la lutte anticolonialiste en Asie et en Afrique, les contradictions des pays socialistes, l'enlisement des pays de la périphérie bridés par l'OMC, l'appel à la solidarité des non-alignés face au FMI et aux zones monétaires. L'échec de la guerre des six-jours, précédé par la guerre meurtrière du Gara Djebilet avec le Maroc en 63, avait fait apparaître un autre type de guerre que celle des maquis, une autre façon de regarder le monde. Quel enseignement tirer du passé pour ancrer ? Quelle stratégie d'avenir peut-on demander au P/FLN ? Un constat s'impose : déferlement de la mondialisation, imbrication des marchés, mise en concurrence des pays émergents, progrès des technologies... Or, tout est dans la main de puissances financières en embuscade, menaçant souverainetés et identités nationales, clôturant ou ouvrant à leur guise les espaces de richesses ou de pauvreté. Un autre constat s'impose : en n'admettant pas résolument dans ses rangs la jeunesse «éclairée», le P/FLN s'était condamné à prendre l'apparence d'un club d'anciens combattants gardien de la voie «sacrée». Et ceux qui y ont adhérer, pour la plupart, ne sont que des prétendants à de hautes responsabilités venus s'y baptiser pour obtenir par cooptation une fonction politique. Ce faisant, le P/FLN a dû concéder que d'autres partis se créent sur la scène politique. Mais, dans un scénario de rivalités, de dépérissement institutionnel ! Pas en valeurs nouvelles ! Pas en projet de société ! Or, malgré tout ce qui a été fait et qui nous a couté dix fois plus cher que son prix réel, il reste qu'il apparaît de façon cinglante que ce sont l'imprévoyance et la brutalité des transformations sociales qui alimentent, à feu continu, le moteur de la société duale. «Ramer dans le sens du courant fait rire les crocodiles» dit un vieux proverbe africain. Il est plus que temps d'orienter la croissance et développement selon les prescriptions d'une saine gouvernance sociale. Cette tâche revient à tous les partis qui ont été créés, mais en priorité au plus grand parti, qui est pour le moment encore le P/FLN à qui cette tâche revient. Cette tâche revient à un P/FLN recomposé. C'est l'occasion d'annoncer, sur les deux rives de la Méditerranée, une politique de coopération-développement ambitieuse, courageuse visant, simultanément, à aider l'Algérie à surmonter les obstacles de son développement pour la rehausser au niveau des pays européens et à permettre à la France d'affronter l'hégémonie industrielle de l'Allemagne soutenue (sous cape) par les pays de l'Est et l'hégémonie financière de l'Angleterre soutenue (sous cape) par son Commonwealth. Les responsables nationaux doivent impérativement s'interroger sur l'opportunité et l'évaluation des technologiques dans la définition des objectifs d'industrialisation des secteurs et des branches en fonction du rapport capital-main-d ‘œuvre, ainsi que sur la pertinence du rapport recherché entre le social et l'économie, la population et le travail, la croissance et la répartition des charges et des revenus, la dépendance et la souveraineté. L'effort à engager sur cette voie est celui de la lutte contre l'extension de la société duale, à défaut de quoi la révolte gagnera le peuple, la religion, les esprits, la division de l'union nationale. L'enjeu de la gouvernance sociale est essentiel. Il est aussi vrai que le moment est venu de tirer les conclusions pratiques d'un demi-siècle d'études des problèmes d'entre les deux pays, l'Algérie et la France. Aucune terre africaine n'est aussi proche de la France que l'Algérie. Et pourtant, tout reste si compliqué. Combien de temps faudra-t-il, encore, pour pouvoir dire «Algérie-France tout simplement» ? Il est sans doute inutile de s'attarder sur le fait que les présidents algériens et français peuvent inscrire leurs noms dans l'histoire, à l'instar de Charles de Gaulle et du chancelier Konrad Adenauer qui, en 1963, ont conclu le Traité de l'Elysée. En effet, un chef d'Etat n'a-t-il pas le droit de vouloir inscrire son nom dans l'Histoire de son pays ? N'est-il pas justement censé le faire ? Cependant, la comparaison entre les deux événements devrait sans doute s'arrêter là. Le président Bouteflika a, le 6 juillet 1999 à Constantine, rappelé que la culture et l'histoire algériennes avaient une part sinon française, tout au moins francophone. Les temps sont donc venus pour que nous fassions, de chaque côté de la mer qui nous unit, le travail de mémoire et notre devoir d'historiens. Nous devons tous deux accélérer le processus de réflexion sur notre histoire commune par-delà les douleurs, les plaies non cicatrisées, les ambiguïtés, pour aller de l'avant. Et cela nous devons le faire ensemble. Certes le chemin qui reste à parcourir est ardu car le contentieux réel et imaginaire est lourd : il nous faudra surmonter beaucoup d'obstacles dont le principal est en nous-mêmes. «El khir fina, oua char fina - le bien est en nous, le mal est en nous». L'histoire algéro-française et franco-algérienne est fondée sur deux balises difficilement franchissables : l'amnésie et l'amnistie. Chacun des deux pays a oublié ou amnistié ses propres fautes ou erreurs et glorifie les aspects inverses des éléments du Contentieux commun. La logique voudrait donc que l'on mette à plat un certain nombre de problèmes liés à un passé commun bien lourd avant de se déclarer amis et définir ensemble et sur le même pied d'égalité dans la mesure du possible, la nature des «relations exceptionnelles» que les gouvernements des deux pays semblent appeler de leurs voix. Même si la revendication relative au pardon - que l'Algérie attend de la France - survient avec intensité et quelque retard, elle n'en est pas moins légitime du point de vue politique et même du point de vue méthodologique. Il est certain qu'en l'absence d'une réconciliation franche, les spectres du passé continueront de hanter les relations entre les deux pays pour les empêcher de se développer normalement. Après tout, n'a-t-on pas demandé pardon aux juifs au nom de la France tout en sachant que c'est le gouvernement de Vichy, c'est-à-dire celui de la capitulation, qui a persécuté les juifs et non le gouvernement de la «France libre», triomphant et dont tout le monde en France se réclame aujourd'hui ? S'il existait seulement quelque part des gens mauvais et s'il suffisait seulement de les séparer du reste de la société et de les détruire pour que les choses aillent mieux, ce serait formidable... Mais la frontière qui sépare le bien du mal passe au cœur de chaque être humain. Alors il n'y a rien à dire à ceux qui ont la haine de la vengeance que de leur rappeler qu'il existe une loi implacable qui veut que lorsque l'on nous inflige une blessure, nous ne pouvons en guérir que par le pardon. (Alan Paton). (Suite et fin)