Le 9 juillet 1909, les habitants de Melilla, qui subissaient depuis des siècles l'occupation espagnole, attaquèrent un convoi de mineurs qui se rendaient dans la zone de protection et d'exploitation qui n'avaient jamais été autorisée. Légitime défense contre le brigandage espagnol. Les paysans ne faisaient que défendre la souveraineté nationale, rôle que le sultan avait totalement abandonné. L'affaire était caricaturale du colonialisme : le goupillon chargé d'eau bénite dans la main de l'ambassadeur Merry del Val, la mitrailleuse dans celle du général Marina. La «civilisation» en marche fut arrêtée par le ras-le-bol des rifains. L'Espagne eut un haut-le-cœur lorsque les va-nu-pieds du Rif taillèrent en pièces sa glorieuse infanterie qui avait l'habitude de ridiculiser les troupes du sultan. L'envoyé spécial du «Temps» raconte : «Retranchés dans la montagne, tireurs adroits et ménagers de leurs munitions, les Rifains s'étaient révélés comme des ennemis redoutables et certains régiments espagnols à peine débarqués de la Péninsule, avaient perdu en moins de vingt-quatre heures, la moitié de leurs effectifs». L'histoire n'a pas retenu les noms des chefs de la révolte pour l'excellente raison qu'il n'y en avait pas. Abd-El-Krim était encore adolescent. Le peuple marocain prouva alors que (débarrassé de faux prophètes, tel El Hiba qui prétendait faire se changer en pluie les balles des chrétiens), il pouvait efficacement combattre pour défendre la réalité de son existence sur un terrain difficile qu'il exploitait à merveille et qu'il pouvait éparpiller n'importe quelle armée moderne dépaysée et estomaquée par la vigueur de l'opposition et de la résistance. Le sultan justifiait ses pantalonnades devant les grandes puissances par la «médiocrité» de ses troupes et de leur armement, incapables de s'opposer aux armées chrétiennes. Mais la vérité est que personne ne voulait se battre pour préserver son trône et ses insupportables privilèges. Quand la cause était juste et les objectifs clairs, le peuple marocain savait résister et se battre avec un cœur et une efficacité admirables. L'armée du sultan n'était pas l'armée marocaine. On ne voulait pas mourir pour un «tyran alaouite», mais on se battit jusqu'à la mort pour défendre l'intégrité nationale. Le sultan alaouite – avec son Makhzen pourri et corrompu – avait mené le pays à la défaite, se faisait ridiculiser même par les troupes espagnoles lors du «siège de Tétouan» en 1866. Aujourd'hui, une poignée de paysans rifains, avec leur seule volonté de légitime résistance, sans chefs ni argent, semaient la panique dans les rangs de ces mêmes Espagnols. Contrairement à la caricature des combats coloniaux, où l'on voit (dans les livres et dans les films) de beaux légionnaires blonds au regard aussi clair que la conscience de lutter contre les «salopards» (terme employé par les soldats français et les légionnaires vers 1925 pour désigner les combattants rifains), à un contre dix, c'était ici exactement le contraire. Quelques centaines de rifains, obligés de ménager leurs balles achetées avec leurs maigres ressources agricoles, se battaient contre 40.000 espagnols fastueusement ravitaillés par mer. Après quelques semaines de combat pourtant inégal, le général Marina avait perdu la moitié de ses dix mille hommes et avait demandé et obtenu 35.000 hommes en renfort. Si les armées d'invasion avaient été secouées de la sorte dans tout le pays et que c'était possible, comme elles l'étaient dans le Rif, il aurait fallu un corps expéditionnaire franco-espagnol d'un million d'hommes éparpillés de Oujda à Safi, et de Tanger à Zagora pour faire fléchir le Maroc. Le crime de la monarchie est d'avoir empêché cette levée de résistance en masse. Un des guérilleros résistant rifains venu à Fès demander que le Maghzen les aide contre l'Espagne, a raconté à l'envoyé spécial du «Temps» comment les combattants rifains s'étaient organisés. C'est le seul témoignage que l'on ait, les soldats de l'ombre n'ayant jamais eu la parole. «Beaucoup d'entre nous ont des «deschra»(carabines à tir rapide), et chaque communauté villageoise en a une petite réserve pour ramer ceux de ses membres qui n'en ont pas. Nous avons également des moules à balles et des machines à réamorcer les cartouches avec de la poudre que nous fabriquons nous-mêmes quand nous manquons de poudre de contrebande. Malgré tout, nous ne pouvons ravitailler un nombre suffisant de combattants en vivres et en munitions. Actuellement, nos contingents vont au combat par dixièmes renouvelés tous les quinze jours. Il faudrait que nous arrivions à faire donner en même temps au moins un quart de nos effectifs». (publié dans «Temps», janvier 1910). Les résistants rifains croyaient encore que Hafid était le sultan du jihad contre l'envahisseur. Il ne l'avait été verbalement que pour se débarrasser de son frère Abdelaziz pour duper le peuple marocain et le démobiliser. Ce porte-parole des résistants rifains attendit plusieurs semaines avant d'être reçu par le sultan Hafid. Méprisé comme un vulgaire ambassadeur espagnol, il regagna ses montagnes sans avoir rien obtenu du sultan, mais il l'avait obligé à se démasquer. Et le peuple rifain continua le combat comme il l'avait engagé, seul. Il avait gardé sa force vive parce que éloigné de la pourriture fassie et des compromissions, obligées pour ceux qui à Fèz gravitent de près ou de loin autour de la cour la plus ramollie de son temps. Hassan II a une fulgurante explication pour justifier cette traîtrises familiale alaouite. Il dit (dans «Le Défi», p.16) : «lorsque ce pays se trouve isolé, pratiquement désarmé, il doit éviter l'épreuve de force qui le ferait tomber dans une plus grande servitude». Et ce sont les sultans alaouites qui ont effectivement isolé et désarmé le pays. Qui a empêché le Maroc d'avoir une armée à la hauteur de son peuple ? C'est l'illégitimité et la non représentativité de la monarchie qui ont empêché notre pays d'avoir une défense nationale, au lieu d'une armée d'esclaves qui dirigent ses armes contre le peuple pour défendre et protéger un sultan illégitime, corrompu et usurpateur du pouvoir. La monarchie a livré le peuple marocain désarmé aux convoitises des envahisseurs. L'armée française contre le Maroc, ce n'était pas joué d'avance, ce n'était pas l'éléphant tricolore contre la puce marocaine. C'est avec l'aide et la collaboration des sultans alaouites que les occupants ont pu soumettre, dominer et massacrer des centaines de milliers marocains dans l'Oriental, dans le Rif, dans les plaines, dans la montagne et dans les villes. Les succès rifains de 1909 prouvent, s'il en était besoin, qu'avec un matériel léger, mais en état de marche, le peuple marocain était capable à lui seul d'empêcher la dictature des Alaouites et des occupants : les puissances d'occupation n'avaient pas les moyens de faire la guerre. Elles pouvaient seulement mener des opérations de police les plus économiques possibles. L'argument du «génocide» qu'eussent commis, en cas de résistance, la France et l'Espagne ne tient pas. En 1909, les pertes espagnoles sont 20 fois plus lourdes que les pertes marocaines. Envoyer des foules mal armées ou désarmées pour attaquer l'artillerie lourde au grand galop, c'était se jeter à l'assaut du ciel comme le fit Moulay Abderrahman à la bataille de l'Isly (13 août 1844) et comme le fera El Hiba contre Mangin. C'est le crime des notables qui eux s'en sortent toujours. Le sultan vaincu et El Hiba, eux, ils finiront dans leurs lits. Organiser une guérilla de résistance implacable, c'est prendre réellement le ciel et les rifains l'avait deviné et démontré avec éclat. Non, le peuple marocain n'était pas battu d'avance. On l'a empêché de résister comme il le voulait. Les marocains ont été fusillés dans le dos et du haut de son balcon au cèdre doré, le sultan regardait l'immonde exécution qui préservait ses privilèges. Voilà la vérité qu'Hassan II escamote en deux lignes. Mais sa haine contre tous les mouvements de résistance populaires efficaces se comprend : l'insurrection d'Abd-El-Krim était un mouvement républicain qui voulait jeter les occupants et leur marionnette, le sultan, à la mer. Il a fallu trois mois et des milliers de tués et de blessés au général Marina pour occuper le djebel Nador et la Qasba de Sélouane, ancien quartier général de Bou H'mara dont les restes pourrissaient depuis quelques semaines dans la résidence d'été du sultan. Victoire à la Pyrrhus, car Marina ne pouvait guère bouger de sa «conquête» et il était obligé d'immobiliser un corps expéditionnaire disproportionné avec le terrain gagné. La montagne et la nuit appartenaient toujours aux révoltés. Hafid allait donner à l'Espagne sur le tapis vert ce qu'elle n'avait pu prendre sur le terrain par la force. En novembre 1910, le sultan cédait par le traité de Madrid tout ce que Merry del Val lui avait demandé l'année précédente, sauf les mules d'eau bénite. Les rifains n'étaient pas morts pour rien : ils avaient donné l'exemple et obligé le sultan à se démasquer. Mais d'abandons en renoncements, Hafid ne pouvait pas aller bien loin. La mission militaire française à Fèz allait avoir du travail.