Lorsqu'on compare les déclarations de tous ces témoins, dont les écarts d'âge sont importants, on se rend compte d'une évolution en mal, au fil des générations, et ce dans les traditions et les comportements. Aujourd'hui, à part le temps, devenu instable, et les prix des denrées alimentaires, qui ont atteint les plus hauts sommets, il n'y a rien de particulier qui puisse permettre de distinguer une journée d'une autre. C'est toujours du chrono. Dans la journée, on s'ennuie et on a soif de tout. Et bienheureux sont ceux qui ne se disputent pas pour une bagatelle, tels ces deux moustachus, qui en sont venus aux mains, un soir de Ramadhan, pour quelques paquets de diouls, que chacun voulait s'accaparer. Nos enfants, qui errent dans les rues, surtout la nuit, à défaut d'activités culturelles, n'auront rien retenu d'utile à raconter dans cinquante ans à leur progéniture, mis à part les prix, l'insécurité, la monotonie du quotidien, la froideur des relations humaines, la méfiance, les vols etc... Quelques jeunes, rencontrés ça et là, disent ne jamais oublier, jusqu'à leur dernier jour, les habits que leurs parents leurs ont achetés, à la veille de chaque Aïd, ou pour la rentrée scolaire, à la friperie. Avec les longues journées, la chaleur cuisante, on éprouve des besoins, naturels, de bien manger, de boire quelques verres de limonade. Dans un village de montagne, certains avouent essayer de faire passer l'envie de limonade par l'eau fraîche des fontaines. C'est une habitude d'antan, ressuscitée par manque de moyens. Tels sont les propos de retraités ou de gens du commun des mortels, qui ont juste de quoi ne pas mourir de faim. Quelques uns ont, même, banni depuis longtemps le café ,pourtant indispensable pour la santé en ce mois de ramadhan. Ce qui a changé depuis quelques années, nous dit une vieille, c'est la multiplication des points de vente. Jadis, on faisait la chaîne pour acheter la pomme de terre et toutes sortes de denrées chez les mêmes marchands. Aujourd'hui, on trouve des plantes aromatiques à chaque coin de quartier, alors qu'il y a dix ou vingt ans de cela, on faisait la chaîne même devant le marchand de persil. Ce dont une vieille de quartier de quatre vingt dix ans se souvient, et qui remonte au printemps de sa vie, c'est de l'excellente salade que sa belle mère cultivait avec talent dans son jardin et qu'elle servait, assaisonnée de vinaigre, qu'elle apprêtait elle-même à partir d'un jus fermenté. Après le couscous, accompagné de légumes, on mettait la salade. J'ai, aussi, gardé des souvenirs vifs d'une journée de Ramadhan, au cours de laquelle ma belle-mère a chauffé, à blanc, une faucille, qu'elle a ensuite plongée dans le liquide fermenté et d'où, immédiatement, un épais nuage a jailli. C'était, en réalité, du vin qu'elle a expurgé de son alcool en le brûlant, pour n'en garder que le vinaigre. Cette astucieuse technique a été acquise, par transmission, au fil des générations, depuis nos plus lointains ancêtres. «Mon premier jour de Ramadhan n'est pas comme les autres, dit un ancien cultivateur lettré. On était au mois de juillet et jeûner, en ces journées les plus longues et particulièrement chaudes, relevait de l'exploit. A huit ans, âge de cette première expérience de l'abstinence, je donnais, déjà, des signes de prédisposition pour affronter les pires difficultés. Mes parents et grands-parents avaient tout préparé pour l'événement, et c'en était un. Ils avaient acheté de chez un éleveur une corbeille d'œufs, de gros œufs de ferme à coquille foncée et contenant, tous, deux jaunes, les plus gros en avaient jusqu'à trois. On m'avait apprêté, aussi, tout ce que j'aimais manger : noix, cacahuètes, dattes, amandes. Et avant de m'installer, pour manger, il a fallu que je fasse la distribution à tous les voisins et parents d'une bonne partie de tout ce qui m'avait été acheté. Ainsi le voulait la tradition. Mais, pauvre de moi, car à l'heure du ftour j'avais perdu tout mon appétit, au point d'être rassasié avec, juste, quelques dattes, un morceau de galette garni de tchektchouka et un verre d'eau de la fontaine». Une vieille femme de commerçant a des souvenirs précis de scènes de Ramadhan qui l'ont fait rire aux éclats. Son mari chiquait beaucoup et sa chique, qu'il préparait lui-même à partir d'ingrédients très forts, était pire que la drogue. «Lorsque le Ramadhan arrivait, on souffrait le calvaire, moi et mes enfants. Pour un rien, une simple contrarièreté, il vociférait et il lui arrivait de nous frapper, parce qu'il ne supportait pas l'abstinence de tabac. Une fois, un client, qui voulait peut-être plaisanter, a failli recevoir sur la tête le poids d'un kg en métal, il lui avait demandé s'il vendait de la chique. Ma fille a reçu des coups de canne sur son dos, grâce à Dieu elle n'a pas eu les côtes brisées. Elle lui avait désobéï et, lui, avait vu rouge. Mais dès que le soir arrivait, il était doux et demandait pardon à tous ceux qu'il avait martyrisés pendant le jour. La première pincée de chique le remettait en équilibre et parfois, même, elle l'assommait. Drôles de souvenirs ! n'est-ce pas ? mais maintenant, avec le recul, on en rit».